Extrait du carnet de souvenirs de guerre de Paul BIDAULT du 21ème Régiment Colonial

Pages 64 à 70, récit des circonstances de sa capture le 3 février 1915 à Massiges

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"A six heures, nous descendons de faction.
Le cuisinier arrive peu après, et après avoir cassé la croûte et bu le café je vais au terrassement jusqu'à huit heures.
Il fait déjà grand jour et le temps s'annonce beau.

L'artillerie allemande commence de bonne heure à nous canarder, aussi beaucoup de ceux qui ne sont pas de faction, ou qui ne travaillent pas, s'en vont dans les trous de mines. Moi je suis fataliste et je reste dans l'abri, avec deux autres camarades: Le Martelot et Le Borzedec, l'un descendant de Breton, et l'autre Breton de la classe 14.
Nos fusils à portée de nous nous nous allongeons sur la terre.
Dormir il n'y faut guère songer, car le bombardement devient de plus en plus intense. Tout tremble, et parfois la terre et les éclats d'obus tombent sur notre fragile abris. Cela dure ainsi juqsqu'à onze heures.

A ce moment là une explosion formidable se fait entendre, suivie d'une grande clameur.
Sans explication nous sautons sur nos fusils, laissant nos musettes, bidon, sac et couverture dans l'abris.
Les boches, après avoir fait sauter six fourneaux de mines viennent d'attaquer.
Nous sautons par dessus le boyau, pour rejoindre la tranchée, mais nous ne pouvons aller jusque là, et nous descendons dans un boyau parallèle, où sont les abris de la deuxième section.
Nous sommes là 15, et nous commençons à tirer sur les boches qui dépassent déjà la première tranchée sur notre droite.
Ils sont nombreux et cela nous fait une belle cible.
Notre artillerie s'est mise aussitôt de la partie et dame ça fait du bruit.
Les boches descendent presque jusqu'à Massiges, mais remontent aussitôt repoussés par notre artillerie.
Pendant ce temps-là ils se sont aussi rapprochés de nous, et c'est à quelque cinq ou six mètres que l'on se tire dessus.
Nous sommes deux au bout du boyau, tirant l'un à droite et l'autre à gauche, car nous sommes pris de trois côtés.
Un de nos camarades, Maxime Bonnin nous apporte des cartouches, et nous tenons ainsi les boches en respect.
Mais les cartouches s'épuisent, il y a déjà deux morts, nous ne sommes plus que deux pour tirer, celui qui est à ma gauche mort.
En tirant sa dernière cartouche, celui-ci est frappé par une balle au front, et vient tomber à mes pieds, la moitié de la tête emportée.
Il ne me reste plus que trois cartouches, mais la vue de mon camarade me refroidit, et je rejoins les autres. Il y a 3 morts, et 3 blessés.

Nous sommes presque entourés, et l'on entend les mitrailleuses trépider près de nous, balayant la pente du Medrico (?).
Trois ne veulent pas se rendre, et enjambe le boyau pour descendre à Massiges. Que sont-ils devenus?
Tués ou blessés probablement.
Nous autres, nous préférons nous rendre que de nous faire tuer.
Nous déchirons tous nos lettres pour ne pas qu'elles tombent aux mains des boches, et jetons tous les objets compromettants tels que cartouches allemandes.
Tout cela nous demande beaucoup moins de temps que je n'en ai mis pour l'écrire.
Les Boches surpris de ne plus rien entendre se décident à sauter dans notre boyau.
Un adjudant qui est avec nous leur fait signe que nous nous rendons.
Ils nous font déséquiper et nous font tous rentrer dans l'un des abris qui se trouvent près de nous, sous la garde de deux d'entre eux.
Nous restons à 9 dont les trois blessés, l'adjudant Le Drapier, M.Bonnin et un jeune de la classe 14 dont je ne me souviens pas du nom.

Combien tout cela a-t-il duré? Trois heures peut-être quatre, je n'en sais rien.
L'artillerie française bombarde maintenant l'endroit où nous sommes et les éclats tombent près de nous.
Nos deux gardiens nous font comprendre que nous pouvons emporter les musettes et les bidons, ainsi que du linge.
Je prends une musette et un bidon qui se trouve là, deux prennent deux sacs avec le linge, mais en s'en allant un moment après, les boches les font laisser.
Nous restons un moment dans l'abri, puis un boche vient sans doute dire à nos gardiens de nous emmener, car aussitôt nous partons.

Nous traversons notre tranchée de première ligne qu'ils tiennent maintenant et au pas de gymnastique nous traversons la quarantaine de mètres qui la sépare de la tranchée allemande, dans laquelle nous sautons vivement. Dans ma précipitation mon pied glisse sur le parapet, et je tombe à faux, ce qui fait que je me fais une entorse à mon genou faible.
Je me relève péniblement.
Les boches qui sont dans des trous sous la tranchée, à l'abris des obus, me montrent le chemin que les autres ont suivi.
Je les rattrappe, après un bon moment, car je peine à marcher.
On nous fait arrêter au poste d'un commandant qui interroge l'adjudant que les troupes qu'il y a à Massiges.
Celui-ci répond qu'il n'en sait rien, et on nous emmène.
Mais le boyau est occupé par une compagnie qui monte renforcer les autres et ils nous font passer sur la plaine, que les obus arrosent copieusement.
Nous passons sans accident, mais un boche est tué, et il reste sur le rebord du boyau.
Nous descendons ensuite une crête toute garnie d'abris dont les occupants sortent pour nous voir passer.
Quelques uns nous donnent des cigarettes.
L'un d'eux qui parle français nous demande des nouvelles de Paris qu'il a habité deux ans, nous dit-il.
Puis sur un chemin fait de morceaux de bois nous descendons à Cernay en Dormois.
Nous ne sommes pas les seuls prisonniers, car il y en a déjà là au moins deux cents.
On nous arrête près de l'Eglise où est placé le bureau du général.
Nouvel interrogatoire de l'adjudant, mêmes réponses, et nous sommes ajoutés au détachement qui bientôt se met en marche.
Dans Cernay, aucun habitant.
Toutes les maisons sont occupées par les allemands.
Ceux-ci nous donnent du café à boire, et j'en profite, car j'ai la fièvre.
Nous quittons Cernay, et quelques kilomètres plus loin nous nous arrêtons devant de vastes bâtiments où est installée une Commandanture d'officiers qui s'occupent peu de nous.
Nous repartons peu après, mais cette fois sous la garde des uhlans.
La nuit arrive, et après une marche dure pour moi, nous arrivons à Monthois, où on nous parque dans l'église.
Là nous sommes fouillés. On ne nous laisse que notre argent.
Les lettres sont lues aussitôt par un interprète, et sont remis un moment après à leur propriétaire.
On nous distribue un morceau de pain et du café.
Le pain, c'est du pain de guerre allemand, ne veut pas couler, et je le mets dans ma musette pour plus tard.
Ensuite je me couche sur la paille que l'on vient d'apporter.
J'ai la fièvre et je ne peux fermer les yeux, puis je m'habitue mal à ma situation.

Il y a déjà un bout de temps que tout est calme, quand deux soldats allemands passent avec un sac et demande les correspondances "Correspondances mossié" et il faut remettre les lettres qui nous ont été rendues auparavant, mais cette fois on ne les revoit plus.
J'en avais une seule de ma tante Donard, et que je n'avais pas déchirée avant d'être pris, parce qu'elle était dans une autre poche, et je ne l'avais pas vue.
D'ailleurs elle était sans importance.
A ce moment-là arrive un autre détachement de prisonniers et j'ai la joie de reconnaître parmi eux plusieurs de mes camarades de l'escouade.
Le Martelot et Paris, avec lesquels j'étais le mieux.
Mais je ne peux bouger.
Ma jambe me fait mal, et je suis obligé d'attendre au lendemain pour pouvoir leur causer.
Je ne peux dormir de la nuit, et au matin je ne peux pas me lever.
Mon genou est considérablement enflé, et je suis obligé de rester couché.
On nous donne un bouillon que je trouve bon.
Le Martelot et Paris viennent me voir.
Ils ont été pris un moment après moi, pas bien loin d'où nous étions.
Ils m'aident tous deux à me lever, et c'est appuyé sur eux que je sors de l'église.
Sur la place est un autre détachement qui vient d'arriver.
Ce sont ceux qui ont été pris tard dans la soirée, et à la contre attaque de la nuit, contre attaque qui n'a pas réussi.

Les Allemands nous font passer à tour de rôle pour donner nos noms et adresses puis le convoi se forme pour aller à Vauziers où nous devons prendre le train.
Je monte en voiture avec les autres blessés et nous partons vers 10h. Nous arrivons à Vauziers distant d'une dizaine de kilomètres, vers midi.
On nous arrête près de la gare dans un moulin, et l'on nous donne la soupe. Puis l'on attend le départ qui n'a lieu que vers dix heures du soir.
Il fait un temps magnifique, et l'on entend la canonade qui est très violente. J'ai su depuis que les Français avaient repris la tranchée que nous avions perdu le 4 au matin.
A huit heures du soir on nous distribue un morceau de pain et du café et, enfin à dix heures nous allons à la gare pour embarquer.
Je suis toujours appuyé sur Le Martelot et Paris, et je monte avec eux dans le même wagon.
A minuit le train s'ébranle à destination de l'Allemagne, et nous arrivon à Giessen le 6 au matin, après un arrêt à Sedan et un autre à Trèves.
Là s'arrête ces notes de la guerres, qui sont suivies par celle de captivité."

Voir la suite de son carnet de souvenirs (reprise dans le camp de Quedlinburg).


Sources

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Afin de vous en faciliter l'accès, vous trouverez son carnet de souvenirs ici en format pdf (téléchargement assez long).
La numérisation originale est disponible sur le site des Archives du Loiret .