Extrait du récit des souvenirs de guerre de Ernest PIN

Pages 45 à 47, le maire et la population

séparation

MONSIEUR LE MAIRE

Juge consulaire de profession, il préside aux destinées de sa ville natale depuis fort longtemps, ses concitoyens lui ayant sans cesse renouvelé leur confiance.
C'est un homme très sympathique (il y en a partout) et bien que nous n'ayons officiellement aucun rapport avec lui, il nous considère comme des administrés supplémentaires et provisoires qui méritent son attention.

Je dois vous dire d'abord que Quedlinbourg est doté d'un établissement d'enseignement secondaire qui porte le nom de Lycée Napoléon, en souvenir de celui que le fonda en 1805 et vient l'inaugurer en 1809, lors de l'occupation allemande: vous voyez dans quel climat et quel esprit!
Plusieurs fois et tout récemment encore il a été question de donner à ce Lycée le nom de KLOPSTOCK, mais chaque fois une municipalité non chauvine a éludé le projet et ce n'est certes pas le Maire actuel, fervent admirateur du grand Empereur qui fera la changement:
"De tels hommes, dit-il, ont enrichi et fait fleurir l'humanité en l'arrosant du sang de leurs soldats"
Qui dira mieux??

Aussi a-t-il accepté facilement le projet militaire d'installer un camp de prisonniers (surtout français) sur le territoire de sa commune et le lendemain une affiche blanche placardée sur tous les murs annonçait la nouvelle à la population, l'avertissant des droits et devoirs de chacun dans cette cohabitation de guerre. Le texte rappelait que le prisonnier de guerre coupé des siens, est un être malheureux donc sacré, qu'on doit traiter humainement, sans le faire souffrir inutilement, en revanche on peut exiger de lui obéissance, soumission, travail et correction et l'empêcher de léser les intérêts de la nation qui l'héberge.
J'ai lu moi-même le texte de cette affiche apposée à la mairie qui en assure la conservation.

Il a accepté avec empressement le titre de Président d'Honneur de notre Comité de secours (ouvre social qu'il admire) et il accepte d'avance les invitations que nous pouvons lui faire à nos manifestations artistiques.
Quand notre harmonie musicale a été fondée avec 75 exécutants il a offert de lui-même la grosse contrebasse en cuivre et celle à cordes, ainsi que la grosse batterie, difficile à recevoir de chez nous, et il a enrichi notre bibliothèque du camp de 550 volumes se trouvant en double dans celle de la Ville.

monument aux morts Son geste de délicate courtoisie est la délibération prise par l'Assemblée Municipale de nous céder à nous prisonniers, donc à la France, par une sorte d'exterritorialité, une portion réservée du cimetière communal avec permission d'y ensevelir nos morts, d'y pratiquer tout embellissement à notre convenance, s'engageant à assurer l'entretien des tombes à l'avenir. Pouvait-il faire mieux?
Comme nous avions parmi nos camarades un sculpteur de talent DINTRAT¹, qui par la suite s'est fait un nom dans son art, ce dernier a procédé alors à l'exécution d'un monument funéraire en granit aux dimensions sérieuses (4 x 3,50). Le motif est une jeune femme debout, voilée de deuil, qui soutient d'un bras solide un soldat Français blessé mortellement: de l'autre elle lui montre dans le lointain un petit clocher, avec quelques maisons autour de son village natal. Au sommet, en exergue, on peut lire la devise latine:
"QUIS PATRIAM NON REVISENT"
qu'a composée notre cher camarade CALVET.
Or M. le Maire, qui est une humaniste distingué a engagé une discussion courtoise avec lui sur mot REVISENT qui ne correspond pas exactement, dit-il, à la pensée que nous avons voulu exprimer. Calvet a maintenu son texte, le Maire s'est incliné et c'est encore la phrase que l'on peut lire aujourd'hui.

Cet excellent homme a de plus accepté des fonctions que l'on voit rarement exercées par un Maire: remplir le rôle de ministère public auprès du Tribunal civil jugeant correctionnellement dans les affaire où il est de notoriété publique qu'une Allemande a eu des rapports avec un Prisonnier Français. Sa connaissance parfaire de la langue et sa psychologie avisée lui a permis souvent d'établir ou de compléter le rapport officiel de l'affaire soit par un interrogatoire séparé, soit par une confrontation. Sachant au surplus qu'en cette matière la preuve est bien difficile et délicate à établir, il se montre très circonspect et veut souvent des débats à huis clos. Ses conclusions s'inspirent des principes suivants:
le prisonnier ne doit pas être puni du fait des rapports établis, à moins qu'il ne s'agisse de viol, sévices ou violences exercées sur des mineurs qui relèvent du droit commun. Le prisonnier est en général changé de Kommando ou de camp, car le vieux proverbe des nations: "loin des yeux loin du cour" ne tarde pas à exercer son action salutaire. Quant à la femme, si elles en puissance mari (présent ou absent) jamais de condamnation à la prison, ce dernier pouvant en devenir victime, mais une amende proportionnée aux ressources de la coupable.
Pour une femme, veuve ou fille, ou bien elle est chef d'une exploitation, elle encourt alors la prison mais avec sursis et une amende comme le cas précédent, ou bien elle ne joue aucun rôle dans l'économie de la nation, et c'est alors la prison ferme pour une durée qui ne peut excéder 3 mois. Mais le fait est plutôt rare, il faut qu'il y ait eu scandale public.
Enfin si les deux prévenus, libres tous deux, vivent ensemble de façon correcte, c'est le jugement de relaxe à la fin de la guerre ils pourront se déterminer librement.

Cet Homme avisé sait qu'en guerre, un prisonnier est un être précieux pour la nation qui le détient et cela à un double titre: son absence affaiblit la puissance militaire de son pays d'origine et il vient remplacer à l'intérieur de l'État capteur la main d'ouvre civile que ses guerriers partis pour le front ne peuvent plus assurer. Aussi a-t-il favorisé de tout son pouvoir les Kommandos dans sa ville, d'abord au Grand Kommando de DIPPE, la plus grande firme de graines fourragères ou florale de toute l'Allemagne; le pendant de notre VILMORIN en France et ensuite chez les petites entreprises ou chez de simples artisans.
Pour nous nous en sommes ravis, car certains des travailleurs citadins, venant coucher chaque sour au camp, établissent une liaison fructueuse pour les deux parties.

LES SORTIES DU CAMP

Une première entorse à la réclusion des sous-off. rebelles au travail a été créée par les Allemands eux-mêmes le jour où il nous ont autorisés à faire sortir journellement une corvée de 25 à 30 hommes pour chercher le bois mort de la forêt communale qui domine le camp: ses grands sapins le protègent même efficacement contre les rafales glaciales et mortelles du terrible vent qui, sorties des lointaines régions nordiques, balaient sans cesse les immenses plaines enneigées.
Le Maire nous ayant donné son accord (ce sont autant de travaux épargnés à ses services) la corvée part chaque après-midi sous la conduite d'une sentinelle glaner les brindilles de bois mort qui parsèment le sol de la forêt.

Outre l'utilité de la récolte 600 k environ qui en tous temps permet l'alimentation des petits fourneaux de popote et en hiver celle du grand poêle central de la Baraque, vous ne pouvez comprendre la joie intense que nous procure un après-midi de plein air, de grand soleil, d'épanouissement dans la nature, presque de liberté totale: on fait provision d'air pur, les poumons se dilatent, les chansons d'autrefois montent aux lèvres, on court, on saute, comme de grands enfants.
Puis selon la saison, c'est le cueillette des pissenlits aux beaux jours en salade printanière ou en automne, la récolte des champignons: heureuse diversion à notre nourriture privée de vitamines.
A l'origine, le transport s'est fait à dos d'hommes; mais aujourd'hui nous avons à notre disposition deux grands charretons que les camarades de la ville nous ont fournis ne cherchons pas trop à savoir comment...
Puis-je vous dire aussi que certains sous-off un peu fringants ont trouvé, sans les chercher, avec la complicité de la forêt, des aventures galantes qu'ils ne sont pas près d'oublier. Des séduisantes GRESTCHEN de moyenne vertu ont connu la sortie quotidienne qui attirées un peu par le prestige de l'uniforme et beaucoup par quelques tablettes de chocolat habilement distribuées, sont venues jeter leurs bonnets, non par dessus les moulins, mais dans l'épaisseur des fourrés complices, à l'ombre tutélaire des grands sapins et parfois sous l'oil amusé de la sentinelle qui se contente de répéter philosophiquement: "Ah? Die Liebe Kennt Keine Grenze" (L'amour ne connaît pas de frontière) ainsi que le proclame un refrain populaire qu'un chansonnier humoriste (ils en ont aussi en Allemagne) a rendu célèbre ces temps derniers...

Voir la suite de son récit (Anita).


Notes

séparation

¹Il s'agit d'une erreur. Le sculpteur est Eugène POIRIER qui a aussi sculpté un des momuments du camp de Gardelegen.

Sources

séparation

Récit dactylographié et manuscrit communiqué par sa petite-fille Bernadette VERDEIL.