Extrait du récit des souvenirs de guerre de Ernest PIN

Pages 47 à 58, Anita

séparation

CHAPITRE IX - LES COLIS EN VILLE - ANITA

Depuis l'origine, le chef de la Baraque II, la mienne, a joui d'un privilège que je ne veux pas laisser prescrire: les Allemands l'ont désigné pour organiser, conduire à l'aller et au retour et composer une corvée d'une trentaine d'hommes, chargés de visiter à domicile les divers Kommandos de la ville, dont le Maire a d'ailleurs favorisé l'éclosion, voir chaque prisonnier, lui remettre ses colis et les lettres qu'il reçoit, emporter celles qu'il désire envoyer, entendre ses réclamations et les satisfaire au besoin.
Pour eux ce procédé comporte un double avantage: éviter les allées et venues quotidiennes de nombreux travailleurs qui venant coucher au camp doivent être obligatoirement accompagnés par une sentinelle et surtout supprimer ainsi entre le Camp et la Ville des communications incessantes, nuisibles à la Police générale.

Donc deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, à onze heures en hiver et à midi l'été, à cause de l'appel du soir, je rassemble devant le Poste de Garde mes hommes désignés d'avance par moi (encore les célèbres sous-off réfractaires?) je les prends en charge, sous la surveillance d'une sentinelle débonnaire (son fusil est sans cartouches) dont la consigne est de me suivre fidèlement dans tous les détours d'un itinéraire qu'il ignore.

Nous avons une centaine de colis de 3 à 5 kg, soit de ? à 15 Kg par homme au départ à répartir dans une douzaine de Kommandos où travaillent des hommes de troupe dans de petites industries groupées par colonies de 3,5,10 ou même 200 comme chez DIPPE dans des locaux aménagés et un personnel choisi pour cet usage.

La tournée aboutit en général de l'autre côte de la Ville a une sorte de guinguette de banlieue, à l'enseigne: AUBERGE des LILAS où la patronne, une Alsacienne au grand cour, a accepté dès le début de nous recevoir pendant une heure ou deux (à un moment où son établissement est vide et ses abords déserts). Et je suis sûr que M. le Maire aurait aplani tout incident qui se serait produit. Elle nous prépare très soigneusement soit avec ce qu'elle possède, soit avec l'apport de nos colis personnels un casse-croûte abondant et original que quelques flacons des vieux viens d'Alsace ou de la vallée du RHIN viennent arroser fort à propos. Nous n'avons bientôt plus l'impression que nous sommes des captifs isolés, coupés du monde extérieur, tels des pestiférés, mais des êtres humains prêts à y reprendre notre place.
Sois bénie à jamais, brave mère HALLEIM, de nous avoir courageusement sans cesse réconfortés et même réhabilités à nos propres yeux. Je suis sûr que le Seigneur dans l'autre monde où tu dois être maintenant n'a pas oublié ta mansuétude à notre égard.

Naturellement la Sentinelle est de la partie. Certains au début marquent un peu d'étonnement et d'hésitation à accepté notre invitation mais l'attirance du bon repas et les flacons bouchés ont vite détruit les derniers scrupules au retour souvent il "y a du vent dans les voiles" suivant l'expression consacrée.
Parfois même "le POSTEN", qui depuis longtemps n'a pas eu pareille fête, dépasse les bornes.
Je me souviens d'un soir d'hiver (heureusement) où son ivresse était si profonde qu'il avait suspendu son fusil, crosse en l'air à mon épaule, après l'avoir traîné par le canon, son casque à la main, et qu'il braillait à tue-tête des marches militaires. Le Dieu des ivrognes devait veiller sur lui, puisque nous n'avons rencontré ni officier, ni agent suspect mais j'avais hâte de rentrer au camp, de m'esquiver dès le poste de garde, après avoir remis notre ange gardien aux mains de ses camarades.

Je me fais bien rarement remplacer pour cette sortie bi-hebdomadaire, car elle constitue pour moi une sorte de soupape salutaire à notre sempiternelle réclusion.
Grâce à elle nous ne somme plus en marge de la société; il peut même arriver qu'on y retombe en plein.
Voici les faits:

Un mardi d'octobre (je m'en souviens comme si c'était d'hier) il faisait une de ces journées d'automne inoubliables sous tous les climats, car elles reflètent la douceur mélancolique des choses qui vont finir et la Nature même par la richesse de ses coloris semé à travers la campagne, participe à cet enchantement radieux de l'esprit, à cet apaisement de l'âme.

Après avoir comme de coutume réparti à travers les divers Kommandos de la ville une partie de notre butin, nous arrivons chez DIPPE notre terminus, pour nous délester entièrement.

Ernest PINJe dois vous dire qu'il s'agit là d'un vrai petit camp en miniature où deux centaines environ de prisonniers sont logés dans quatre baraques et soumis à un règlement très débonnaire, car ils sont sous la conduite d'un sous-off Français (un volontaire celui-là) très compréhensif, mais sous la direction effective et réelle du Sous-Directeur de la grande firme DIPPE¹, la principale maison de graines fourragères, horticoles ou florales de toute l'Allemagne.
Lui, étant Colonel de Réserve d'Artillerie Lourde est actuellement sur le Front Français à la tête d'une batterie. Son bonheur est de venir une semaine tous les trois mois, détente réglementaire, constater de visu la marche parfaire de l'affaire entre les mains d'une épouse très avisée (la femme forte de l'Évangile) qui joue d'autant mieux son rôle de Directrice qu'une branche importante de l'affaire (l'exportation) est complètement fermée avec la guerre.

C'est elle qui dès notre arrivée au bureau central a coutume, une fois les colis déposes, de venir les reconnaître, les inscrire sur le Registre ad hoc, et les prendre en charge après m'avoir signé ma feuille de livraison: pendant ce temps je reçois dans un coin les hommes qui ont demandé à me parler ou qui sont une réclamation à formuler.

Ce jour-là, o prodige? je trouve en face de moi dans le grand bureau des entrées une superbe jeune fille dans toute la splendeur des ses 25 ans, accompagnée d'un magnifique chien-loup ) pelage fauve qui ne la quitte pas des yeux.
Un charme indéfinissable émane d'elle qui provient sans doute de sa longue chevelure blonde, encadrant un visage pur au teint mat qu'éclaire le satin sombre de deux grands yeux noirs. J'en reste presque cloué sur place.

J'en reste cloué sur place. Le chien s'en est aperçu qui pointe vers moi fixement ses deux petites oreilles fines et pointues d'un mobilité extrême, mais un sévère "DICK ici" lui indique son attitude.

Je crois qu'elle aussi a deviné mon trouble et c'est d'une voix simple, douce et sans ambages qu'elle me déclare: "Maman m'a chargée de la remplace ici aujourd'hui, je vais essayer de faire de mon mieux: Je m'appelle ANITA."

Son français est presque correct, mais dans ma réponse en allemand, j'ai du user d'une telle impropriété de termes qu'elle éclate franchement d'une rire jeune, frais et sonore qui est un charme de plus.
D'ailleurs je crois que j'en fais autant et nous nous avouons tout de suite que la route des langues, étant l'un et l'autre environ à mi-chemin, nous devions fatalement nous rencontrer et cela créé déjà entre nous une sorte de communauté complice qui nous divertit.

Pendant tout le temps qu'elle procède à la reconnaissance des colis, j'ai tout loisir de la contempler, de la détailler et je confesse que ce jour-là les confidences de mes camarades prisonniers n'ont guère occupé mon esprit. Le travail terminé, sa mère dans une rapide apparition constate que tout est régulier; mais nous sentons que son AU REVOIR et mon "aufwiedersehen" sont plus qu'une vaine et banale formule. Même Dick, qui a suivi tout le manège, me gratifie d'un geste bienveillant avec sa patte pour me faire oublier sans doute son accueil peu rassurant??

Les trois jours suivants, je les passe dans une sorte de ravissement qui me bouleverse (c'est si nouveau?) et j'attends avec impatience que vous devinez si je pourrai la revoir vendredi prochain. Puis la Folle du Logis se réveille soudain en moi qui ne me croyais plus capable d'un sentiment, que me surprends à réciter en pensant à elle, les vers célèbres!
Et comme lorsqu'on a trop fixé le soleil
On voit sur tout chose ensuite un rond vermeil,
Sur tout, illuminé des feux dont tu m'inondes
Mon regard ébloui pose des taches blondes...
Oserai-je les lui dire en face?
Pour moi si ce n'est pas le coup de Foudre, c'est bien l'éclat luisant qui le précède.

Oh, bonheur, le vendredi à l'heure dire elle m'attend avec Dick sur les talons et je devine qu'à l'avenir elle sera visible à chaque tournée: j'en éclate de joie:
"Savez-vous, Mademoiselle, lui dis-je en arrivant que j'ai marqué d'une pierre blanche la journée de mardi dernier où j'ai eu deux bonheurs à la fois: vivre une splendide journées d'automne et voir de bien près une jolie fille."

Mutine, elle me rétorque "Et vous pouvez ajouter: surtout que les deux vues étaient gratuites."
Je la trouve charmante. En Provence nous disons: AGRADAVO.

Pour les langues, elle m'a franchement dépassé: désormais nous nous servirons seulement du français dont elle connaît bientôt toutes les finesses. A chaque visite, nous avons une longue conversation qui nous fit entrer peu à peu dans le domaine de l'intimité sur nos occupations, nos familles, nos rêves: nous en oublions souvent notre petite troupe qui nous attend dans la rue et qui nous rappelle à l'ordre.

J'apprends ainsi qu'elle est maintenant fille unique, son frère, lieutenant du Génie, ayant été tué sur le front Russe, qu'elle aide sa mère de son mieux et que sa seule distraction est la musique: elles est au piano d'une force supérieure et joue couramment les chefs-d'ouvre des auteurs allemands et autrichiens, ainsi que les opéras Français et les opérettes.

A quelques temps de là, un soir au moment de nous séparer elle fait appeler le "POSTEN" et je sens qu'elle est en train de circonvenir. J'entends: "OUI, exceptionnellement et pour aujourd'hui seulement." Et la corvée repart sans moi pour venir me reprendre au retour de l'Auberge des Lilas.
Comme la Sentinelle change à chaque sortie, ANITA pourra lui chanter le même refrain: belle astuce d'un cour féminin!

Ernest PIN En attendant, nous avons une heure ou deux à passer ensemble dans le petit salon vert attenant où elle m'introduit avec Dick.
C'est une petite pièce plus intime ouvrant au midi, sur le jardin de la maison² et meublée d'un grand piano à queue, d'une bibliothèque, d'un divan, avec de nombreux sièges et un vieux guéridon de marbre en son milieu. Elle sait que j'aime ma Provence par dessus tout, aussi la partition de MIREILLE est ouverte sur son piano où elle s'assied aussitôt pour me jouer le fameux duo des jeunes amoureux: O Magali, ma bien-aimée...
Puis c'est la causerie détendue, à cour ouvert, à bâtons rompus où le sujet importe peu, il suffit de se parler...

Elle me raconte son enfance, ses études à Quedlinbourg, sa philo au Lycée Napoléon où la classe mixte comprenant déjà des garçons et des filles (l'Allemagne a toujours été en avance en ce domaine).

MOI je lui parle de ma famille, des mes études, de ma profession et bientôt nous n'avons plus rien à apprendre l'un de l'autre. C'est alors la vie quotidienne qui alimente la conversation. Je luis décris notre Camp, mes camarade, nos réunions, nos conférences, nos distractions artistiques (on jour des pièces classiques ou modernes) ou des opéras (notre Harmonie comprend 75 exécutants). Certains jours, on oublie, on s'exalte, on se croit libéré... et les BARBELES viennent brutalement nous éveiller.
ANITA me comprend, vibre avec moi et m'envie un peu; puis elle me dit son travail journalier, l'adoucissement qu'elle essaie d'apporter à la douleur de ses parents et au sort des prisonniers du Kommando (cela je le savais par eux).

Puis elle se remet au piano où elle m'interprète tous les morceaux que je lui demande avant de se lancer dans des exercices d'improvisation que je trouve ravissants.

Avec Dick nous sommes devenus une paire d'amis; dès mon arrivée, il se lève, pose ses deux pattes sur mon épaule et j'ai bien du mal à l'empêcher de me lécher dans le cou, ce qui déchaîne le fou rire d'ANITA. Au salon, au début je m'asseyais sur un coin du divan, ANITA à l'autre et Dick au milieu en gardien vigilant.
Puis quand les distances se sont rapprochées entre nous, il a compris parfaitement et je le vois encore poser une patte sur la jambe de sa maîtresse (il a bien de la chance) l'autre sur mon bras et dans ses yeux au regard profond on peut lire: "qu"on est bien ici tout les trois et comme on s'aime bien".
Qui pourra jamais dire ce qui se passe dans la tête d'un chien intelligent?

Je lui ai tant parlé de notre poème national en Provence: la Mireille de Mistral qu'elle veut le connaître. J'ai le plaisir avec le Liebesgaben de pouvoir me procurer l'édition en Provençal avec en regard la traduction par Mistral lui-même.
Cette épopée de la terre, si simple et si frustre où il ne se passe rien tout l'intérêt résidant dans le cour des personnages, ce développement naturel d'un amour de jeunesse su pur, si naïf, si troublant, même sa fin si triste, dramatique et émouvante, tout l'a enchantée au point qu'elle me dirait si elle osait: "Je veux être ta Mireille et tu seras mon Vincent".
Vers les quatre heures, elle a pris l'habitude de servir avec des gâteaux faits par elle une tasse de thé, du vrai, car il y a encore de tout à la maison DIPPE que sa mère, feignant de tout ignorer de notre manège, vient parfois partager avec nous. Et pour les fêtes de NOEL, le thé est devenu une collation délicate et copieuse qui me rappelle nos réveillons d'autrefois.
Puis c'est l'hiver et son cortège de froidure particulièrement dur dans les pays du Nord et comme les autres je paye mon tribut à la grippe (certains disent encore l'Influenza) je garde le lit puis la chambre une quinzaine où nous sommes séparés. J'ai désigné pour me remplacer un autre chef de Baraque intelligent et sérieux, mais je ne lui dis rien d'Anita. J'ai hâte de reprendre notre douce intimité dont nous apprécions bien mieux les charmes alors que nous en avons été privés un moment.
En attendant l'hiver s'éloigne et à divers indices on sent le printemps en marche pour le remplacer: le soleil devient plus chaud, les petits ruisseaux reprennent leur murmure, sous la mousse quelques primevères éclosent; tout renaît et se rajeunit dans la nature et c'est lorsque nos cours gonflés de la sève printanière ne se dominent plus, que le MALHEUR est arrivé.
Un soir (encore un mardi) nous avons eu tous deux un grand Bonheur, trop grand peut-être, qui nous a complètement bouleversés. Pour ma part j'ai eu une nuit d'insomnie au cours de laquelle j'ai longuement réfléchi et fini par comprendre notre immense Erreur.
En temps normal, le bonheur d'une vie serait là peut-être. Dans les circonstances actuelles j'ai beau sonder la situation, retourner le problème en tous sens, il débouche toujours sur une longue série de souffrances physiques et morales de toute nature... et peut-être sur un Scandale... Nous méritons mieux que cela.
Le remède, une séparation brutale s'impose: je ne reverrai plus Anita. L'instant suivant, je crois m'être abusé, avoir exagéré mes craintes et n'avoir en tout cas pas le droit de détruire une félicité qui ne m'appartient pas à moi toit seul.

Mon désarroi est si complet que je décide dès le réveil de consulter un ami: notre aumônier militaire, 45 ans, engagé volontaire pour la durée de la guerre. Curée d'une paroisse de la banlieue parisienne, aucun problème humain ne lui est étranger.
Dès mes premiers mots il a déjà tout compris, mais je veux tout lui dire, il jugera mieux ensuite.

"Mon pauvre vieux, me dit-il alors, vous êtes tous les mêmes: quand cela vous arrive, vous croyez être les plus à plaindre du monde entier et que tout le malheur s'est concentré sur vous. Hélas, ton cas est simple, je dirais même banal si les circonstances actuelles n'y mêlaient pas une notre tragique: mais ta décision est sage, c'est la seule qui convient?
Quand un fumeur doit cesser de fumer ou un alcoolique de boire, il n'y a qu'une solution: s'arrêter brusquement et sans regarder en arrière: ne jamais plus chercher à la revoir. Tu peux lui écrire une dernière fois."

Ne plus revoir, est-ce possible?

Je reste une quinzaine complètement prostré, comme anéanti. Je souffre à crier. Qu'est-ce que j'ai fait??

C'est donc mon camarade déjà désigné (et avec qui je m'ouvre d'avantage, car il a tout compris) qui me remplacera définitivement. C'est lui qui est chargé de remettre à Anita la longue et douloureuse lettre que je lui envoie pour la dernière fois: le Testament de notre Amour...

Sa réaction a consisté en deux lettres confiées au camarade, ce sont les cris d'un cour blessé à mort où la terrible question revient comme un leitmotiv: mais pourquoi donc? mais pourquoi donc? Chez elle, elle a réagi violemment sans doute, mais intérieurement et personne ne s'en est douté: seule sa mère le sait qui a repris sa place au grand bureau des colis et DICK aussi qui vient souvent renifler au salon vert les deux places vides, en poussant de petits cris, qui font tressaillir sa maîtresse.

Je ne connais qu'une seule tentative de sa part de nous revoir, pleine de dignité d'ailleurs.
Quand notre aumônier s'est offert à aider le clergé paroissial de Quedlinburg pour les cérémonies des fêtes pascales, il a reçu sa visite au confessionnal.
Voici la relation qu'il m'en a fait:
"Après avoir dévoilé son identité: Mon Père, a-t-elle dit, je souffre trop en ce moment. Je viens vous demander de nous ménager une entrevue donc vous fixerez vous-même le lieu et la date: ce sera la dernière, mais je veux le revoir.
Moi j'ai senti là la plainte d'une âme blessée et d'un cour à vif, mais comme c'est la seule consolation que je ne peux lui donner: "Mademoiselle, ai-je répliqué, cela je ne peux pas vous le promettre, car c'est moi qui au non pas inspiré, mais confirmé et approuvé l'attitude de votre ami, il vous a d'ailleurs écrit une admirable lettre que j'ai lue, elle est à la fois cruelle et calmante, douloureuse et sereine, ardente et apaisée. Gardez-la soigneusement cette lettre, elle sera, je vous l'affirme, un jour, plus tard, le plus cher de vos souvenirs."
Elle s'est alors relevée tout doucement, a gagné lentement à côté un prie Dieu où elle s'est effondrée et j'ai cru entendre longtemps des sanglots étouffées. C'est une chic fille.
Par un homme du Kommando, j'ai su que ma décision avait enchanté quelqu'un: j'avais un rival (malheureux certes) dans la place, en la personne du sergent Français, Chef du camp: un secret espoir est né en lui d'occuper la place que j'ai laissée vacante. Mais il ne connaît pas ANITA la réponse est venue brutale et cinglante: il ne renouvellera pas sa tentative.

LA VIE CONTINUE

Comment faut-il vivre désormais?
Tout simplement souffrir en solitaire et en silence, comme ANITA (encore un point commun) avec des nuits sans sommeil; des repas rares et sans appétit.
Il est cependant un endroit où je suis obligé de me dévoiler un peu: La Popote.
J'annonce le fait brièvement et sans commentaires, mais ils s'en doutaient un peu.
Les réactions ont été celles que l'on pouvait prévoir.

Le pessimisme de MARION trouve là une fois de plus l'occasion de s'exercer: Peuh? me dit-il, Tout cela est peu de chose en somme: beaucoup de bruit pour rien.
Va, la terre continuera à tourner... et les filles à se donner. On dirait que tu as oublié, toi, le Littéraire, ces vers admirables:
Le Monde est sombre, o Dieu; l'immuable Harmonie
Se compose des pleurs aussi bien que des chants...
Dans quelques jours tu n'y songeras plus; viens reprendre ta place souvent vide à table et ne te frappe pas d'avantage. Sois persuadé que bien d'autres souffrances t'attendent?

Rien de comparable avec LOMBARD: lui ne comprend pas mon attitude, et ne la comprenant pas, s'abstient de la juger. Ce qui le navre le plus, c'est le peu de cas que je fais de sa cuisine.
Cher Lombard, m'en as-tu mijoté des petits plats à cette époque que je ne regardais même pas? Pourtant tu cherchais tant me faire diversion et me guérir...

Pour TÊTE, lui non plus n'a pas compris, mais il veut comprendre: je le sens à quelques réflexions précises. Et un soir où nous sommes seuls dans la chambre, il aborde franchement le sujet.
Je n'ai pas de raison de me dérober. Voici un aperçu de notre dialogue:
J'ai entendu ta déclaration, j'ai fait ma petite enquête je ne comprends pas du tout.
Parce que tu n'es pas acteur au drame. Si tu l'étais, tu saurais qu'après avoir creusé le problème, ma décision est dictée à la fois par le Raison et le Respect de la Personne Humaine (ce sont, je crois les bases de la Morale que tu as apprise et que tu enseignes) et que j'approuve d'ailleurs pleinement, et enfin par les considérations religieuses.
La religion n'a rien à faire ici; d'ailleurs elle serait tout à fait inopérante.
C'est ce qui te trompe: c'est là au contraire le fond du problème. Je sais qu'à l'École Normale on nie tout simplement le fait religieux: on se targue de Neutralité or, sois sincère et réponds-moi: Pourquoi ne fais-tu pas ta classe le jour de la Toussaint ou de la Noël? Mon attaque est si brutale et si imprévue qu'il en est tout ébranlé.
Mais parce que c'est l'usage!
Piètre réponse.
Parce que je ne peux heurter de front le sentiment de mes élèves et de leurs parents.
Donc tu admets qu'ils sont plus ou moins imprégnés de religion. Les crois-tu tous moins intelligents que toi tout seul?
Aussi parce que j'obéis à mes chefs...
Ah; voilà le hic? Tes chefs se disent antireligieux athées et ils ne voient pas que, baignant dans une atmosphère religieuse, ils en sont imprégnés pour toujours et si tu pouvais descendre au fond de l'âme d'un Voltaire ou d'un petit père Combes, tu y trouverais la religion, car être athée, c'est à dire sans Dieu ou contre Dieu, c'est supposer qu'il peut exister.
D'ailleurs, ce faisant, tu es obligée de nier ce sentiment ancré au fond de tout être humain, même chez les sauvages sans exception et les peuples anciens qui ont créé leurs dieux ridicules du Paganisme ont affirmé cette croyance. L'homme, tu le sais est composé d'un corps et d'une âme et cette âme, que tu le veuilles ou non, est religieuse.
Où veut-tu en venir?
A ceci que
La Vérité est Éternelle
Et ceux qui se sont passé d'Elle
Ici-bas ont tout ignoré.
Et puis, comment peut-tu discuter la religion ou la nier alors que tu ne la connais pas et que tu t'en vantes? Tu es l'aveugle qui discute couleurs. Instruits-toi d'abord, après nous causerons.
Mais ici comment faire?
Ici comme ailleurs, c'est facile: dans quelques pages d'un Petit Catéchisme catholique tu trouveras l'énumération des trois sortes de Devoirs à accomplir envers Dieu, envers le Prochain, envers soi-même car la fameuse Déclaration des Droits de l'homme, que je trouve magnifique, est pourtant incomplète et inopérante si tu ne l'accompagnes pas des DEVOIRS du Citoyen. Tout droit appelle un Devoir, car il est limité par le droit du Prochain.
Mais alors pourquoi y-t-il plusieurs religions et quelle est la bonne?
L'objection ne porte pas, car toutes les grandes religions ont une affirmation commune; l'existence d'un Dieu créateur et Providence du Monde et la Moral qui en découle est identique; nous croyons à la religion catholique révélée par Dieu lui-même parce qu'elle comble toutes les aspirations de notre âme; mais la vieille formule; "Hors de l'Eglise point de Salut" paraît bien périmée maintenant.
Mais s'il y a un Dieu Providence, pourquoi le Mal existe-t-il sur terre?
Ah, c'est le terrible problème de la Souffrance qui a fait couler tant d'encre. Mais je crois qu'on peut dire ceci. Dieu a créé l'homme heureux au début, mais il l'a créé libre c'est à dire responsable: les deux entités sont inséparables. Or, si l'homme use mal de cette Liberté en méconnaissant les lois de la Moral, il créé lui-même la douleur et la Souffrance: qu'il s'en prenne alors à lui-même; Je sais qu'il existe des cas révoltants: une mère qui meurt laissant 5 enfants en bas-âge par exemple, quelle négation de la Divinité?
Même là, je crois que ce n'est qu'une apparence et qu'il faut envisager le fait non pas isolément, mais dans l'ensemble. Toutefois, un spécialiste des questions religieuses serait mieux qualifié pour répondre. On peut dire aussi que les philosophes de l'antiquité se sont attaqués au Problème mais les remèdes proposés sont souvent différents, parfois contradictoires. Mais j'oublie que quelqu'un ici au Camp peut répondre mieux que moi à tes questions: tu connais l'Aumônier: il est très chic et discutera volontiers avec toi. Tu as une âme trop droite, un caractère trop loyal, une humanité trop large pour rester ignorant de la "Grande et Seule Vérité". Vois-le, nous recauserons ensuite! Je sais qu'il m'a écouté.

Quand j'en ai parlé à l'Aumônier, il m'a déclaré aussitôt: "Ton ami TÊTE est un de ces néophytes loyaux et sincères à qui, d'après Pascal, JESUS adresse la célèbre apostrophe: Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais déjà trouvé."

Et pour conclure, TÊTE a si bien profité des leçons reçues qu'il me pose maintenant des "colles" dont il connaît bien mieux que moi la solution.

Si c'était là l'Épilogue de mon aventure sentimentale, puis-je conclure qu'elle n'aurait pas été inutile?

Voir la suite de son récit (treuemann).


Sources

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¹Ci-contre, une photo des bâtiments de la firme DIPPE, source Wikipédia.

²Ci-contre, photo de la villa de la famille DIPPE, source Wikipédia.

Sources

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Récit dactylographié et manuscrit communiqué par sa petite-fille Bernadette VERDEIL.