Extrait du récit des souvenirs de guerre de Ernest PIN

Pages 58 à 60, treuemann

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JE SUIS "TREUEMANN"

Tout de même je ne veux pas me laisser aller au découragement, ni à l'oisiveté: on a dit qu'elle était la mère de tous les vices, elle est surtout à l'origine et au cours de cette maladie spéciale aux camps de prisonniers de guerre, née avec la guerre et qu'on a appelé la Neurasthénie des Barbelés ou la Psychose des Barbelés.
Calvet m'a dépeint souvent ces pauvres types qui, au début des Camps, ne pouvaient se faire à cette réclusion.
Le long de la double barrière, pendant des heures, on pouvait voir des hommes, debout, tête nue, appuyés à un piquet, l'oil vague et terne, fixant sans le voir un point à l'horizon, toujours le même, indifférents au temps, à l'heure et au lieu, sous les rayons brûlants du soleil d'août, comme sous la pluie diluvienne de l'automne.
Si une main secourable ne leur était pas tendue à ce moment-là, ils étaient vite murs pour l'Asile et ne tardaient pas à y entrer. Seul le travail, volontaire ou forcé, amenait la délivrance.

Pour moi c'est encore le travail des colis qui va me sauver.

J'ai peut-être oublié de vous dire à ce sujet que la célèbre corvée des colis à la gare, après l'ouverture du wagon plombé arrivant de Suisse, et à l'aide du fichier alphabétique rigoureusement tenu à jour, opérait parmi eux deux grandes divisions: ceux destinés au Camp et ceux destinés aux Kommandos extérieurs qui restaient en gare dans le local ad hoc solidement fermé.
Les premiers, vous savez comment ils étaient distribués aux intéressés, soit au camp même, soit en ville par la corvée que j'ai tant de fois conduite, hélas?

Les seconds, après avoir été répartis dans les divers camions du local (un par Kommando) étaient soumis à un double mode de distribution selon que les Kommandos se trouvaient dans un rayon de moins de DIX kilomètres du camp ou au delà.
Les plus éloignés étaient simplement remis aux agents du chemin de fer qui en assuraient l'acheminement et le livraison comme des marchandises indigènes.

Ceux de 10 Km étaient pris en charge par un Treuemann (Homme de Confiance) qui seul en opérait la distribution.

Ce convoyeur spécial, nommé par le Chef du Camp, sur proposition du Liebesgaben, est muni d'une AUSWEIS personnel qui lui assure la circulation gratuite sur tous les Transports publics ou privés de son secteur ) tout heure du jour ou de la nuit; à sa seule convenance: il prend toutefois l'engagement d'honneur de ne pas chercher à s'évader.

Il en existe trois au camp de Quedlinbourg qui peuvent soit ensemble, soit isolément, avec pleine liberté de manoeuvre.
Une vacance s'étant produite par suite d'un retour en France je suis désigné pour la combler, sur la proposition de CALVET qui fait également nommer mon cher camarade TÊTE pour me remplacer comme Chef de la Baraque II: ainsi notre organisation matérielle au camp ne sera modifiée en rien et c'est essentiel pour un Prisonnier.

Il est certain que nous sommes 3 Privilégiés et mes deux camarades étant agréables, nous formons une équipe qu'on dit heureuse: hélas, il manque la Liberté, la France?
Les prisonniers des Kommandos guettent notre arrivée pour les colis et les lettres, surtout les lettres, car plusieurs ont arrêté les colis au départ, ils ont largement de quoi vivre chez leurs patrons agriculteurs. N'importe? Notre gloire est d'avoir pu leur rendre service pour trancher une difficulté, apaiser un différend, renseigner un isolé, calmé une plaie morale, faciliter une évasion (j'ai juré pour moi mais non pour les autres) servir de liaison entre deux Kommandos, etc.

Avec la durée de la guerre, les Allemands n'ayant plus le personnel nécessaire disponible, le nombre de Treuemann est porté à huit, car nous assurons désormais le service dans tous les Kommandos: nous allons loin de Quedlinbourg, jusqu'aux camps des environs limitrophes: Altengrabow, Halberstadt, Mersebourg, Halle, Gardelegen, Zerbst, Osterode, Wittenberg.
J'ai pu dialoguer avec des prisonniers de ces divers camps qui valent sensiblement le nôtre, seul le camp de BERGEN, camp de représailles permanentes, là-haut dans le Nord de la Prusse, soulève l'épouvante.

Savez-vous qu'un jour où je visitais le Kommando du pauvre et cher JACOT, j'ai poussé jusqu'à la ferme de sa jeune patronne: c'est là que pleurant à chaudes larmes, elle m'a raconté sa fin tragique, due au déplacement du poteau frontalier de la Suisse: "ces lâches l'ont assassiné comme des sauvages."
Pouvait-il avoir plus belle oraison funèbre?

Voir la suite de son récit (quelques épisodes de la vie au camp).


Sources

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Récit dactylographié et manuscrit communiqué par sa petite-fille Bernadette VERDEIL.