Extrait du récit des souvenirs de guerre de Ernest PIN

Pages 60 à 69, quelques épisodes de la vie au camp

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CHAPITRE X - EPISODES DU CAMP

Je veux maintenant revenir avec vous au Camp, pour vous conter quelques épisodes cocasses ou tragiques de notre séjour.
AUFSTEHEN - Je venais à peine de m'installer à mon poste à la Baraque II, lorsqu'un matin la sentinelle (une jeune recrue) chargée de réveiller et faire lever les occupants, au lieu de lancer l'Aufstehen habituel sur la porte, se met à parcourir toute la baraque en criant autour de tous les lits des aufstehen retentissants.
Quelques rires ont déjà commencé à fuser, lors qu'à sa sortie du fond opposé, une voix peu académique certes lui lance ce cri: "Ta Gueule, eh, Ballot."

Intrigué, le "Posten" se précipite chez moi:
"-Baraken-chef, Was ist das: Ta gueule?
- Tout simplement, ai-je répondu pour rire un peu, une formule de politesse. Chez nous en France quand la sentinelle réveille les hommes, elle accompagne son: "Debout là-dedans" d'un souhait de bienvenue et on lui répond de même.
Ah so, gut."
Le lendemain alors que nous avions oublié ce détail, le voilà qui revient avec le cri complet cette fois à son idée "Aufstehen - ta gueule" qu'il lance à tous les échos.
Vous devinez l'explosion de fou rire et le chahut infernal qu'il a déclenchés, sans n'y rien comprendre.

Dans la journée, je suis appelé au Poste de Garde qui a connu l'alerte. Le Chef qui me connaît un peu, ne m'a pas félicité certes, mais il a bien ri avec ses hommes au détriment du jeune innocent, après avoir appris les détails de l'incident.

VERDUN
Quand je conduisais mes corvées de Ville, j'ai eu l'occasion de rencontrer souvent un "Posten", jeune encore et sympathique, qui blessé grièvement au bras gauche à Verdun, est affecté désormais aux services de l'arrière.
Il sait un peu de Français, je comprends de mieux en mieux l'allemand, nous pouvons causer. Je voudrais quelques détails sur Verdun venant du côté allemand, bien que lorsqu'il parle de Verdun (qu'il prononce "VERDUNE" comme ses camarades) le rappel de cet enfer le plonge dans une folle épouvante.
(En passant, je veux vous conter une scène le concernant à laquelle j'ai assisté de loin qui en dit long sur la brutalité de la discipline militaire allemande).

Occupé un jours avec ses camarades, il n'a pas vu un jeune officier, frai émoulu des écoles sans doute, venir vers lui; il a donc omis, quatre pas avant son arrivée sur lui de crier le réglementaire "ACHTUNG", avec garde à vous rigide.
L'officier en passant, sans rien dire, l'a cinglé en pleine figue d'un coup de sa cravache qui fait parler des gouttes de sang sur son visage. Et l'homme s'est contenté de dire selon la consigne "Ia, Wohl, Herr Officier" en rectifiant sa position. Je ne sais pas ce qu'aurait fait un soldat français en pareille occurrence, mais je sais parfaitement que pareil fait ne se serait pas produit en France.

Avec moi, il évoque alors la folle exaltation de l'armée toute entière à l'annonce d'une grande offensive sur Verdun: au moyen de puissant nouveaux moyens, on va écraser la citadelle sous des obus formidables, en en perçant le front français, on verra le fin de cette guerre fraîche et joyeuse.

A cet effet, le Kaiser en personne est venu visiter le Grand Quartier Général à DUN s/Meuse et passer en revue les troupes d'élites prélevées sur tous les fronts, choisies pour cette Kolossale opération.
Son fils, le Kronprinz (en France, on l'appelle le Petit Sauteur) accompagné de son inséparable épouse hystérique, y séjourne pour voir, encourager, bénir (qu'il dit) les colonnes interminables montant à Verdun qui lui adressent au passage leur dernier salut.
On pense au "MORITURI TE SALUTANT" de la Rome Antique.

Il me conte encore, le choc de la surprise paré, la formidable résistance des Français à tous les assauts.
Ce ne sont pas des hommes qui se battent dans tous les fort, mais des lions. Ils luttent jusqu'à la dernière cartouche et quand ils n'en ont plus, c'est à l'arme blanche qu'il résistent, à défaut c'est leur poitrine qu'ils opposent pour nous barrer la route.
Il est vrai qu'ils sont sous les ordres d'un Chef exceptionnel qui en les commandant les aime, une pure Gloire Française: le Général PETAIN, seul le nom seul nous fait peur.
On parle déjà de ce héros, un sergent qui, resté seul de sa section, criait encore à ses hommes "Debout les Morts" pour l'aider à nous repousser; et de cette tranchée des baïonnettes où l'un de nos gros obus a enterré vivants tous les soldats d'une section prête à l'attaque, sauf la baïonnette qui émerge du sol toujours.

Aussi, dit-il, notre progression est minime, lente, en enjambant des monceaux de cadavres, et même nos monstrueux canons de 420 dont on attendait un effet décisif, tirant de trop loin, manquent souvent leur but et l'usure des pièces est si rapide qu'on n'a pu les renouveler.

Cependant avec un entêtement maladif, le Kaiser continue à faire fondre, comme cire au soleil, ses meilleures troupes dans l'infernal creuset de la citadelle héroïque.

On a parlé de 450 000 morts en deux mois: c'est bien possible.

Et lorsque n'en pouvant plus, à bout de souffle, cette folle offensive vacille et s'éteint, on songe amèrement aux grands pancartes plantées par les Français à tous les carrefours et annonçant "Ils ne passeront pas."

Tout cela il me le raconte avec une telle terreur dans le regard qu'il en tremble encore de tous ses membres.
"Ah, conclu-t-il, si France et Allemagne ensemble, toute EUROPE à nous".
Il a raison cet homme? Et après???

Depuis j'ai mieux compris leur comportement à notre égard.
Tandis qu'ils ne se sont jamais gênés avec les Italiens, les Serbes ou les Roumains pour les molester violemment et bien peu avec les Anglais qu'ils détestaient particulièrement, ceux-ci affectant de les ignorer, tandis que les infortunés Russes étaient conduits à coups de crosse ou à coups de pied, par contre aucun Allemand (officier ou soldat) n'aurait jamais osé lever la main sur une prisonnier Français. Mais depuis VERDUN, nous avions pris une telle auréole à leurs yeux que non seulement elle éloignait de nous tout manque d'égards, mais qu'elle profitait un peu aux autres GEFANGEN, qu'on n'osait guère brutaliser en notre présence.
De plus, pour l'édification de la sentinelle, j'ai cru bon de lui rappeler que, ses chefs avaient la mémoire un peu courte. Leurs ancêtres de 1870, qui certes avaient vaincu la France (et nos aïeux avaient payé pour le savoir) n'avaient jamais pu faire capituler la citadelle de BELFORT malgré les 30 000 Prussiens assiégeant 1 200 Français seulement: l'héroïque garnison avait obtenu de sortir avec armes et bagages, musique en tête, enseigne au vent entre les deux rangs des vainqueurs qui avaient présenté les armes aux vaincus.
Les chansons populaires de l'époque avaient célébré cette gloire à l'envi et aujourd'hui encore à Belfort le gigantesque Lion de Bartholdi en perpétue le souvenir?

LE LIEUTENANT D'APPEL

Pendant que j'étais encore Chef de Baraque, je vous ai conté que l'appel journalier du soir était un moment un peu redouté. Autant l'opération est facile avec les Feldwebel habituels du camp, qui procèdent à un comptage rapide des rangs et des files rangés devant eux, autant elle se complique avec un officier, de près ou de loin, qui est heureux de parader devant des prisonniers et qui sait? découvrir une lacune, signaler un manquement, punir une incorrection. le comptage alors est plus minutieux et il serait bien dangereux de laisser une file creuse pour masquer une absence.
Dans la journée on m'a prévenu que ce soir l'appel sera fait par une Lieutenant, amputé d'une jambe, lequel, prisonnier des Français et interné à la citadelle de Sisteron, vient d'être échangé avec un grand blessé et de passage au camp, est tout heureux de se produire. Il est encore tout imprégné de l'air de ma douce Provence et pourrait me donner des nouvelles de la petite cité qui m'est chère, mais soyons prudent.
Naturellement, j'ai prévenu mes hommes de se vêtir, pur un jour convenablement, et de prendre une allure plus militaire que d'habitude afin d'épater le fameux Lieutenant, ne pas exciter sa pitié, et lui montrer qu'ici encore il retrouve des Français (reconnaissons entre nous que les Allemands n'exagèrent pas en nous demandant un peu de tenue correcte seulement à l'appel journalier). Mes paroles ont porté et lorsque le Lieutenant, après deux appels à côté de nous qui ont paru laborieux, arrive à notre hauteur, c'est une formation impeccable que je lui présente en criant deux fois: "Repos, Garde à vous".

L'officier, sa liste d'appel à la main, passe alors que le front lentement et exerce un contrôle des plus rigoureux en pénétrant à l'intérieur des files.

Comme tout lui paraît régulier, il se dispose à partir, quand brusquement il se retourne vers moi:
"Un homme de votre baraque fumait quand je suis arrivé, vous n'ignorez pas cependant qu'ici comme en France, on ne fume pas sur les rangs". me dit-il dans un français passable.
Pardon, Lieutenant, je ne crois pas la chose possible, mes hommes en sont avertis.
Je vous confirme le fait, une fumée de cigarette, visible de loin au soleil couchant, montait de votre baraque. J'insiste en vous donnant ma parole d'honneur d'officier Allemand, et elle vaut celle d'un officier Français (Tiens? c'est la 3° fois que j'entends cette phrase des grandes occasions: ils placent donc bien haut l'honneur militaire d'un officier Français?)

Je me tourne alors vers les hommes:
"Si quelqu'un de vous a fumé qu'il le dire: inutile de faire punir tout le monde?
Silence complet, personne ne bronche.
Bien, dit l'officier, vous resterez tous au Garde à vous, tant que le coupable n'aura pas le courage de se dénoncer"
Et plaçant 4 sentinelles aux 4 coins de notre formation:
"Veillez, dit-ils, que le garde à vous soit impeccable"
Or n'importe quel soldat sait que cette position est extrêmement pénible quand on la tient sérieusement.

Quelques instants se passent où l'officier continue sa visite tandis que mes hommes, raides et résolus, peinent visiblement; la sueur perle sur tous les visages.

Une deuxième fois, l'officier revient;
"Qui a fumé?"
Toujours pas de réponse.
Donc continuation du garde à vous; nous verrons bien qui sera le premier fatigué.
Je reste perplexe devant cette situation, mais je sens bien maintenant que les hommes vont se relâcher et gare aux Posten qui veillent.
Cependant rien ne bouge dans les rangs.

Ne voulant pas toutefois perdre la face, le Lieutenant revient une 3° fois, pose sa main brutale sur le premier venu du Ier rand, un gringalet qui n'a jamais fumé;
"Il y en a un qui a fumé ici, c'est toi, dit-il en le sortant du rand, gardes, emmenez cet homme aux locaux disciplinaires: nous verrons après.

J'allais protester de toutes mes forces que ce non-fumeur ne pouvait être le coupable, lorsque ô prodige? du 2° rang, un soldat vient se poster devant l'Officier dans un garde à vous rigide:
"-Mon Lieutenant, c'est moi qui au fumé.
-Ah, il vous en a fallu du temps pour vous dénoncer!"
Mais sa joie est de courte durée, car, toujours à mon insu, du 3° rang un autre coupable se dénonce pareillement; puis c'est un 3°, un 4°, un 5°, un 6°, de sorte que l'Allemand se trouve environné de faux pénitents qui s'accusent sûrement à tort, car il a trop insisté sur une unique fumée de cigarette pour se rétracter maintenant.
Visiblement, il est décontenancé, mais il veut garder beau rôle:
"Ah, ces Français sont déroutants; nous n'arriverons donc jamais à les connaître ou à les comprendre. Allez, rompez les rangs et surtout, CHEF, ne les félicitez pas trop vite".
Je n'oublierai pas de sitôt le joyeuse débandade qui a suivi, tandis que le Lieutenant à l'air piteux se voulait malgré tout arrogant encore.
Quant à percer le mystère, je n'ai jamais pu y parvenir!

DERNIERES OFFENSIVES

Un jour de mai 1918, un petit convoi de prisonniers Français vient d'arriver au Camp, pris lors de la dernière offensive sur le front du Chemin des Dames, une dizaine sont affectés à ma baraque.
Nos gardiens ont fait un tel bruit autour de ce fait d'armes que nous sommes heureux d'un connaître l'importance réelle, car d'étranges rumeurs ont circulé à ce sujet.
En fait, voici ce que nous a raconté un acteur du Drame:

Il est exact que le moral des Combattants était bien bas le mois dernier dans les secteurs de la partie Centrale du front; il a encore baissé quand nous avons compris que l'ennemi y préparait une grande offensive:
"Toujours de battre sans résultat, toujours pourrir dans des tranchées nauséabondes, toujours les mêmes à se faire tuer au front, tandis que l'arrière s'amuse ou s'enrichit" a fini par rendre enragés les Poilus de l'avant.

Une sorte de vent de panique a soufflé sur les secteurs les plus rapprochés de la Capitale et un jour, le G.Q.G? a appris que des régiments entiers avaient décidé de mettre la crosse en l'air, de quitter les tranchées, de marcher sur Paris et d'aller demander des comptes au Palais-Bourbon.
C'est le moment qu'a choisi l'ennemi bien renseigné sans doute pour lancer son attaque, mais il ne connaîtra jamais toutes les ressources de l'énergie française quand elle est entre les mains du grand vainqueur de Verdun, le Général PETAIN: car c'est encore à lui qu'on s'est adressé dans ces tragiques circonstances.

GENERAL PETAIN

Sans désemparer, il est arrivé dans nos régiments, il a parlé aux chefs, visité nos cantonnements, interrogé de nombreux Poilus, puis souvent grimpé sur une table, il nous a dit

Soldat mes amis,
Lorsqu'un matin de septembre 1914, notre généralissime, le papa JOFFRE a demandé à vos aînés qui battaient en retraite depuis quatre jours et quatre nuits, sans repos, sans sommeil et presque sans nourriture de ne plus reculer, de se faire tuer sur place et de répartir en avant pour chasser l'envahisseur, les soldats, ayant déplacé les bornes des forces humaines, ont obéi et opéré le miraculeux redressement de la Marne.

Lorsqu'il y a deux ans, les Allemands, ont lancé sur Verdun une attaque d'une violence telle qu'on n'aurait pu imaginer, ensemble nous avons décidé qu'ils ne passeraient pas... et ils n'ont pas passé.
Et aujourd'hui où, tels des sangliers cernés dans leur bauge, ils donnent en désespérés leurs derniers coups de boutoirs, alors que la victoire finale se dessine déjà au vrombissement des avions américains chargés de leur matériel prestigieux, vous iriez leur ouvrir la porte et permettre leur déferlement sur Paris?
Non, non, vous ne ferez pas cela, vous n'infligerez pas cette honte à mes cheveux blancs. Je compte sur vous."

Et le miracle s'est opéré de nouveau: aucun soldat n'a fait défection et l'attaque qui devait être décisive a été bien vite stoppée.

Courage donc, On les Aura a conclu le conteur du Groupe.

Or, c'est tout à fait notre avis personnel, à nous qui suivons la courbe descendante du moral allemand, par exemple sur le baromètre-témoin du Lieutenant de la Censure.

Il y a deux ans, nous les employés avions remarqué le matin en arrivant 2 ou 3 numéros du "Berliner Tageblatt" sur nos tables de Travail négligemment dispersés pour amorcer notre curiosité on pouvait y lire le compte rendu d'initiatives heureuses des Allemands, mais ostensiblement nous affections de ne pas en prendre connaissance?

C'est le moment aussi où des paquets imposants d'un Journal
"LA GAZETTE DES ARDENNES"
étaient répartis dans tous les camps gratuitement à grand renfort de réclame.
Ce Journal des Prisonniers, imprimé à Maubeuge sur 4 pages, grand format, était hélas, composé par des Français, traîtres à leur Patrie: il avait une certaine audience auprès de nous tous par les précieux renseignement qu'il contenait.
Trois pages étaient consacrées à de longues listes de prisonniers nouvellement faits ou anciens mais sans parents.
On y trouvait encore des listes d'adresses de parents des régions occupés qui ayant fui devant l'invasion n'avaient plus de nouvelles de leurs proches supposés disparus.
Combien de camarades du Nord ont ainsi retrouvé leurs parents, combien de prisonniers ont pu se mettre en rapport avec des camarades prisonniers comme eux, à leur insu?

Par contre, la première page contenait des articles tendancieux où très habilement le Rédacteur tentait de créer un courant d'idées favorables à tout ce qui était allemand dont il vantait les qualités, réelles ou supposées, pour permettre une paix de compromis d'abord entre les 2 nations puis une alliance qui serait assez puissante (ils le disent) pour soumettre le monde entier.

Je ne crois pas que cette partie du Journal ait eu beaucoup de lecteurs, mais nous connaissons tous l'effet du petit coup du marteau sur le clou à enfoncer.

Par contre, à mesure que le temps passe, les numéros du "Berliner" se sont faits plus rares sur nos tables du bureau, pour cesser un jour complètement: il n'y avait plus de raison de nous faire connaître des nouvelles devenues moins bonnes de jour en jour. Mais nous alors, en vertu de l'éternel principe: Action amène réaction, nous apportons tous les matins un exemplaire du même journal que nous abandonnons pareillement sur la table des Censeurs (nous n'avons jamais osé le placer sur le bureau personnel du Lieutenant).
Mais cette petite guerre silencieuse, cette histoire sans parole, sous sa forme anodine, est peut-être la plus puissante manifestations de l'authenticité des événements et de leur suite inexorable.

La Gazette des Ardennes a suivi le mouvement: sa parution a commencé par devenir irrégulière, son format s'est réduit, les Rédacteurs ont mis un fort lénitif dans leur encrier et finalement dès le début d'octobre 1918, elle a cessé complètement de paraître.

L'Anglais à la PIPE

Avec le petit convoi des Français sont aussi arrivés au camp quelques Anglais capturés au même moment: quatre sont affectés chez moi.
Dois-je vois dire qu'en général on met peu d'empressement à frayer avec eux, pour ne pas dire moins: ces messieurs sont si personnels, si distants qu'ils veulent rester à part et ne pas sortir de leur splendide isolement... à leur aise?
Aussi comme je n'ai pas d'interprète, je renvoie à demain les formalités d'installations et j'ignore tout de ces nouveaux venus.
Pourtant à l'heure se l'appel, pour faire nombre, je les invite à se mettre sur les rangs, sans m'occuper de leur tenue ou de leur allure qui affecte visiblement de n'être pas militaire. Tous les quatre, pareillement débraillés, viennent se mettre à la gauche, sans se conformer à mon commandement de garde-à-vous que je lance au moment où le Feldwebel de service arrive à notre hauteur et l'un d'eux garde à la bouche sa pipe allumée qu'il continue à fumer tranquillement.
Le Sergent d'appel, à ce spectacle qui aurait déclenché les vociférations de n'importe quel responsable dans n'importe quelle nation, se contente, en arrivant devant le fumeur, de donner un coup sec, sans rien dire, sur la pipe allumée qui s'en va rouler à quelques pas.
Moi, j'ai vu le geste et je me dispose à intervenir, quand l'Anglais, un petit soldat musclé et nerveux, devenu tout à coup furieux, fait sauter sa veste d'uniforme et avec l'élan d'un mètre de recul, fonce d'un coup de tête sur l'Allemand qui non prévenu ne peut que battre l'air de ses bras pour s'écrouler à l'arrière.
Les sentinelles présentes s'emparent de l'homme et l'emmènent sous bonne garde au Poste, pour l'enfermer aux locaux disciplinaires.
Le lendemain, au nom de ses camarades, j'essaie d'intervenir auprès du chef du camp qui provisoirement et sur la demande modérée du Feldwebel, l'a condamné aux trois jours de STRENG-ARREST, dont je vous ai déjà parlé.
Mais l'Autorité Supérieure a jugé le cas trop grave et décide qu'il sera dirigé immédiatement sur un camp disciplinaire du Nord (BERGEN je crois) où il aura tout loisir de méditer et d'expier bien durement son geste inconsidéré.

LA PIE ET LE GENERAL

Et cela me rappelle un autre incident moins tragique celui-là qui s'est déroulé non loin de ma baraque II est resté mémorable au camp, je ne vois pas pourquoi.
C'était peu après le décès du vieux Colonel en retraite qui commandait tout le camp, mais qu'on avait rarement vu dans nos murs. On avait désigné pour le remplacer un vieux Général de 72 ans qui avait fait la Guerre de 1870 comme Sous-Lieutenant.
Habitant notre ville, il a voulu servir encore en prenant la direction effective de ses nouvelles fonctions et pour cela il a cru bon de revêtir la brillante tenue d'autrefois.

Son premier geste est de passer en revue toutes les baraques en procédant lui-même à l'appel du soir.

Or quelque temps auparavant, la fameuse corvée de Bois mort dont je vous ai entretenu, avait rapporté trois oisillons dans un nid de jeunes pies caché dans les branches d'un peuplier.
Vous savez que la jeune pie, bien nourrie, s'apprivoise facilement et devient vite familière au point de s'envoler librement dans la journée pour revenir le soir dormir dans la pièce à cela destinée.
Elle prélève à notre popote, juchée sur l'épaule de l'un de nous, le peu de nourriture suffisant et seul LOMBARD n'apprécie pas toujours les libertés anormales qu'elle prend avec son matériel de cuisine.
Car si les pies sont bavardes, elles sont voleuses aussi par une sorte d'instinct qui les fait se précipiter sur tout objet brillant, et l'emporter pour le cacher dans les endroits les plus invraisemblables qu'elles sont bien incapables de retrouver ensuite, et pourquoi faire?

Ce soir-là au moment où le Vieux et brillant Général s'avance vers nous, entouré se son petit état-major, les rayons du soleil couchant font scintiller violemment toutes les dorures des pattes d'épaule ou des brandebourgs de la tunique et Margot, qui prudemment juchées sur le toit d'un baraque, le regarde venir, s'envole tout à coup à tire-d'aile et vient s'abattre sur l'épaule gauche de l'officier où elle s'acharne de son bec et de ses pattes à arracher les fils d'or qui lui résistent.
Surpris et mécontent, le Général la chasse d'un revers de main, mais Margot, par derrière, sans se troubler, se déplace simplement sur l'épaule droite pour y continuer son ouvre destructive.

L'officier alors a-t-il voulu de ses deux mains à la fois chasser l'intruse, s'est-il alors empêtré dans le long sabre à l'ordonnance qui lui bat les flanc, n'importe? il perds l'équilibre et tombe sur le dos, tandis que ses deux pauvres jambes de vieillard s'agitent en l'air frénétiquement.
A ce spectacle, risible certes, mais un peu lamentable aussi, tous (les Allemands et nous) un peu gênés, nous précipitons à l'aide de l'infortuné Général, tandis que Margot, désemparée par ce remue-ménage, s'envole philosophiquement sur un toit lointain dans une piaillerie aigue qui doit être son chant de victoire.
Que faire? La pie est Allemande aussi?

Voir la suite de son récit (les baraques).


Sources

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Récit dactylographié et manuscrit communiqué par sa petite-fille Bernadette VERDEIL.