Extrait du récit des souvenirs de guerre de Ernest PIN

Pages 23 à 29, récit de l'arrivée à Quedlinburg

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CHAPITRE V - EN ALLEMAGNE

Le soir du 30 avril, à la soupe, le bruit court: on part cette nuit. Mais pour où? Grand Dieu. Nous avons été déçus si souvent déjà!
Nous qui pouvons encore tenir debout, une cinquantaine, nous avons tôt fait de rassembler les innommables nippes qui constituent notre fortune: car nous n'avons toujours rien reçu, ni lettres, ni colis: peut-être n'en recevrons nous jamais? Abandonnés pour toujours?

Un train omnibus de voyageurs nous cueille la nuit, en pleine campagne: les sentinelles ne savent rien, nous voici à la merci du Destin.
Strasbourg traversé, nous descendons le Rhin que nous franchissons à Mayence... Ah! cette fois est peut-être la bonne? Puis à FRANCFORT grand arrêt: on nous détache du train pour un stationnement de 24 heures dans cette Gare.
Mais ici, il faut être vrais: nous sommes ravitaillés par une cantine de Guerre, tenue comme en France par des Dames de la Croix Rouge qui ne font aucune différence entre les nationalités et nous recevons les rations des soldats allemands mais une goutte d'eau dans une mare!

Nos wagons de 3° classe ont des compartiments séparés entre eux avec une lucarne vitrée de 7x12 qui permet de voir à côté. Or le lendemain, au moment de notre départ un couple s'installe dans le compartiment voisin du notre, bientôt ni elle ni lui n'ont plus rien à nous cacher.
Nous comprenons que la vie reprend, que nous revenons de bien loin et que la moralité tient à l'individu.

Dans la gare, une grande nouvelle circule qu'on veut nous cacher: l'AMERIQUE entre en guerre avec nous: songe que le torpillage du LUSITANIA le 7 mars 1915 par un sous-marin allemand où plus de 1200 civils périrent, mitraillés par le sous-marin ne doit pas être étranger à cette décision capitale.
Oui, disent les Allemand, mais vous êtes lâchés par les Russes dont l'armée se disloque.
D'accord, mais pas de commune mesure.

Deux jours après, notre marche vers le Nord stoppe le soir, la gare indique QUEDLINBOURG;
Mes souvenirs classiques me disent: patrie de KLOPSTOCK; l'auteur d'une épopée religieuse, mais s'arrêtent là car je n'ai jamais traduit la Messiade. Nous sommes en SAXE prussienne, non loin de la grande ville de Magdebourg, dans une contrée en plaine, du terrain moyennement agricole et non loin de la fameuse forêt du HARTZ où se déroule une partie du FAUST de Goethe.

Le camp qui est à deux Kilom de la ville de 40 000 habitants a été très important au début: il a abrité 30 000 prisonniers surtout des Russes. Puis des barraques ont été édifiées pour 6000 français et 10 000 russes: en fait, de nombreux commandos existants dans la région, surtout pour les Russes actuellement il contient mille Français et 2000 Russe seulement.

Une baraque spéciale loge 80 officiers avec les dix soldats ordonnances que les Allemands ont tolérés: il n'y avait pas encore les offlags et les stalags de la guerre de 1940. Nous en reparlerons. En fait le camp est surtout occupé par des sous-officiers de toutes armes qui ont refusé de partir travailler dans les commandos de soldats.
Ici une explication s'impose:
La convention de la HAYE stipule qu'un prisonnier de guerre ayant au moins le grade et l'emploi de Sous-Officier ne peut-être astreint au travail par l'Etat capteur. Les Allemands disent: en France, nos gefreite et nos Unter-officiers sont astreints au travail, nous voulons donc que vous Sous-officiers (traduction littérale) travaillent.
Or, et c'est ici la querelle d'allemands ces deux mots ne signifient pas la même chose dans les deux nations.
Les deux grades les plus bas de l'armée Française: premier soldat et caporal travaillent et c'est justice; il faut donc que les deux grades inférieurs allemands: gefreite et unterofficier travaillent également: on joue donc sur des mots à double sens.
Les Allemands au fond le savent bien, qui ont usé de persuasion sous toutes formes pour les engager au travail et jamais de la contrainte. N'ayant pas réussi (ils sont très rares les dissidents), ils ont usé de rétorsion: Ah, vous ne voulez pas travailler et sortir du camp, eh bien vous êtes prisonniers, vous le serez à fond: vous ne sortirez jamais du camp et vous ferez vous-mêmes vos corvées à l'intérieur.
C'était ainsi au début; mais la main d'ouvre s'amenuisant par les envoi au front, petit à petit les travaux extérieurs ont été confiés à ces satanées sous-of; toutes leurs journées se passent au grand air, en promenades utiles ou agréables. Finalement encore ils ont eu raison.

LE CAMP - KRIEGSGEFANGENENLAGER

Il a une excellente réputation parmi les autres: veut-on nous faire oublier les Représailles?
Il est pourvu de tous les services administratifs très bien installés: liebesgaben, sanitaire, lettre, colis, loisirs, discipline, sports, religion, arts et culture, nous parlerons de tout cela.

Notre aspect à l'arrivée les plonge dans une telle stupeur qu'ils ont peine à croire le récit de nos avatars dont ils n'ont jamais soupçonné l'existence.
La plupart, nous sommes dirigés sur l'infirmerie du Camp, sauf dix grands malades affectés à l'hôpital militaire de la Ville qui va les soigner sans distinction.
Concevez-vous notre joie voluptueuse de nous trouver couchés dans un vrai lit, avec des draps blancs, des figures avenantes qui nous abreuvent petit à petit de bols de chocolat au lait condensé (gare à la boulimie) plus tard de vrais repas de plus en plus substantiels, tout cela dans une atmosphère sympathique, des soins de mamans, des bouquets de fleurs au chevet de nos lits de malades.
Notre plaisir est si grand, notre exaltation si profonde, nous embrassons tout le monde, y compris les sentinelles (elles ne comprendront jamais pourquoi).

A ce régime les forces reviennent vite (c'est incroyable à constater) une quinzaine après notre arrivée, une fois, lavés, baignés, épouillés, (il a fallu brûler nos misérables nippes) revêtus d'une tenue bleu-horizon toute neuve, nous ne nous reconnaissons plus nous-mêmes.

Une visite qui nous a émerveillé est celle du cher Camarade CALVET, Président du LIEBESGABEN avec l'aumônier du camp. C'est une sorte d'Association amicale de tous les Prisonniers de Guerre dans chaque camp, destinée à venir en aide aux camarades abandonnés, sans parents, ni amis ou simplement trop pauvres pour les aider.
Peu à peu une réserve s'est constituée de tous les produits de France soit avec les colis de comités départementaux, les colis qui n'ont pu joindre leurs destinataires et surtout les colis excédentaires des trop bien pourvus qui ont permis de remplir des baraques entières de linge, de vêtements, de chaussures, de biscuits, de livres, etc
On dirait les succursales d'un Grand Magasin d'Alimentation. CALVET, actuel Président du Comité est le fils du célèbre historien dont les manuels ont été adoptés par tous les Lycées et Collèges laïques de France: il a 36 ans, célibataire, agrégé de philosophie de la tendance Bergsonienne, sorti N°I de l'Ecole Normale de la rue d'UIM, fait prisonnier avec son régiment dès les premiers combats de 1914, d'un abord très sympathique, il a été désigné unanimement pour le rôle de Président de ce Comité qui comprend tous les chefs de Baraque, le Commandant du Camp (par courtoisie), les aumôniers catholiques et les Pasteurs protestants, le Maire de la ville de Quedlinbourg, enfin les Prisonniers de choix qui se sont distingués par quelque exploit de solidarité.
Puisque j'ai assisté moi aussi aux réunions de ce Comité, je puis affirmer ici que les décisions d'attributions ont été faites souvent à l'unanimité, toutes sans vaines discussions, ni préférences aucune.
Les tables rondes de nos jours auraient pris là de précieux exemples!!

Dès le jour de notre arrivée au camp, les camarades nous ont fait écrire à nos familles notre nouvelle adresse: à la fameuse adresse du camp de WAHN où j'ai envoyé plus de 100 cartes, aucune réponse n'est revenue.
20 jours après (o surprise incroyable) je tiens en main, et elle est bien à moi, la première réponse de mes parents qui savent enfin que j'existe encore. Je comprends que le 26° d'infanterie m'ayant porté disparu dans la nuit du 10 au 11 janvier on a cru de plus en plus à mon décès à mesure que mon silence se prolongeait.
Quelle joie débordante pour moi et mes camarades qui reçoivent aussi signe de vie avec l'annonce d'un colis qui ne saurait tarder.
Et ce même 20° jour où guéris complètement nous sortons de l'infirmerie (il y a des jours fastes) le chef du Camp me fait appeler et en présence de CALVET m'annonce qu'il me nomme CHEF de LA BARAQUE deux, sur la proposition de mes camarades de Captivité arrivés avec moi au Camp. Avec eux je n'ai fait que mon devoir...
Mais un Chef de Baraque qu'est-ce que c'est?
On pourrait dire comme SIEYES: c'est Tout et Rien.

CHEF DE BARAQUE

Et d'abord qu'est-ce qu'une Baraque?
Un bâtiment en bois à double paroi de 12 x 10 en général; monté sur pilotis à 0,50m du sol avec un plancher renforcé, 4 mètres de hauteur et un toit en papier goudronné.
Elle peut contenir de 100 à 120 lits de bois superposés chacun comporte une paillasses, un polochon et deux couvertures, trois en hiver, avec un bassin en toile à tous usages.
Dans l'angle près de la porte d'entrée, une petite pièce (3 x 3) dite la STUBE forme la Chambre du Chef de Baraque: trois lits en général y sont installés l'infirmier, l'interprète et le sien. Cette pièce est sacrée: aucun occupant de la baraque n'a le droit d'y entrer et dans le camp, seul un officier allemand d'un grade supérieur à Felwebel peut y pénétrer de jour, de nuit, sans préavis. Le clef est uniquement détenue par le CHEF.

Par le fait, je vais donc avoir une sorte de chez-moi un peu spécial mais précieux tout de même avec des responsabilités. Je dois tenir à jour le Répertoire des hommes qui passent et le Registre de tout le matériel pris en charge pour en justifier. Mais elles ne me font pas peur: je vais être le tampon entre les Allemands et les hommes de ma baraque: le doigt entre le marteau et l'enclume, mais ne peut-on amener les Allemands à ne pas frapper trop fort??

L'EMPLOI du temps? A 7 heures en hiver à 5 en été, réveil par les sentinelles, qui parcourent toutes les baraques, si elles n'ont rien à me dire je reste au lit.

A 8 heures, corvée de soupe avec les 250 grammes de pain noir: comme ce sont les prisonniers russes, mal ravitaillé qui profitent souvent de tout, ce sont eux qui assurent ce service: je dois dire qu'il est périlleux parfois pour eux lorsque de trop jeunes sentinelles sont de service car le règlement interdit aux nations diverses de se fréquenter: on doit tirer sur un transfuge: et l'on a vu de pauvres bougres tués pour un morceau de pain.

Tout aussitôt, au Poste de Police, arrivée du courrier avec liste des colis en Gare, je rapporte le précieux butin et fais la distribution dans la Baraque, où je provoque les mouvements les plus divers, vous le concevez sans peine.

A midi, nous les Français prenons notre repas: les Anglais, les Italiens, les Serbes (j'ai de tout un peu) ont d'autres heures. A ce sujet la Chambre est précieuse je vous parlerai de notre POPOTE.

Dans l'après-midi, je constitue moi-même les diverses corvées hors du camp qui font la joie des participants, jusqu'à l'appel de 5 heures en hiver 7 heures en été qui forme le plus important travail de ma journée: car ici il faut que le total général des baraques corresponde à l'effectif du Camp et je vous assure que la besogne est laborieuse, surtout lorsqu'un prisonnier s'est évadé pendant la nuit (nous le savons) mais il faut faire cadrer quand même l'effectif et dire qu'on y arrive?

Après l'appel, la veillée commence par l'extinction des feux, à 7 heures en hiver, à 9 heures en été: les Boches coupent le courant sans pitié, sauf aux STUBEN où ils pourraient en avoir besoin la nuit: vous pensez qu'on en profite: avec des couvertures (le stock est chez moi) on bouche toutes les ouvertures révélatrices de lumière tant au dehors qu'au dedans et au milieu d'une tabagie amicale sept ou huit camarades s'affrontent en d'interminables parties d'échecs ou de bridge, tandis que d'autres lancés dans des discussions philosophiques du plus haut intérêt charment l'auditoire.
Et je ne suis pas près d'oublier les exposés toujours sincères d'ordre social ou religieux faits par des spécialistes qui après des soirées entières de commentaires ont déterminé soit une conversion, soit des vues sociales à longue portée. Dans ces réunions sympathiques, sans l'atmosphère ambiante que l'on essayait d'oublier, nous pouvions nous croire revenus aux temps heureux de nos études de jeunesse: notre moral en sortait grandi et rasséréné.

Voir la suite de son récit (colis et censure).


Sources

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Récit dactylographié et manuscrit communiqué par sa petite-fille Bernadette VERDEIL.