Extrait du récit des souvenirs de guerre de Ernest PIN

Pages 29 à 36, les colis et la censure

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LES COLIS EN GARE

Une des premières prérogatives des Chefs de Baraque est d'assurer par roulement la réception en gare des colis expédiés de France: les lettres arrivent par service postal.
Pour les colis il a été convenu avec la SUISSE puissance neutre qu'elle rassemblerait dans divers centres appropriés les envois des deux belligérants et en ferait des wagons entiers à destination d'un camp déterminé.

Les nôtres arrivent de ZURICH où ils sont fermés et plombés par les suisses. Nous vérifions à l'arrivée, mais je dois dire que jamais nous n'avons constaté d'effraction. Ici en toute franchise je dois avouer que dans une situation inversée (un pays affamé: l'autre où tout regorge encore) les Français, moins disciplinées ne se seraient peut-être pas conduits de même!!

Je choisis une corvée de 20 à 25 camarades des fameux sous-officiers que l'on a voulu enfermer et sur le quai de la gare nous procédons au transfert des colis du Wagon dans la camionnette venue du camp, où nous nous attelons tous pour le retour.
Les colis dont le poids ne peut excéder 5 Kg et les dimensions 0,30 sur chaque face sont contenus soit dans de la toile, du papier renforcé, du carton, parfois dans de légères caissettes en bois, selon les familles. Après avoir dressé la liste complète des destinataires, nous organisons la chaîne de main en mains jusqu'à l'homme qui au sommet du chargement dispose tout en équilibre.

Or, un matin où je surveille la manouvre, ce dernier manque le colis lancé qui vient s'écraser étant en bois sur les pavés de la chaussée, répandant tout son contenu aux alentours, notamment une tablette de chocolat qui s'éparpille sur le sol: un des morceaux vient atterrir devant un petit garçon, aux mains d'une jeune et jolie femme tout de noir vétue.
MAMA, mama, chocolate: crie l'enfant qui se précipite sur la bonne aubaine, au comble de la joie.
Qu'auriez-vous fait? Je le laisse achever sa collecte (et croyez qu'il n'a rien oublié). Puis me découvrant, je choisis une deuxième tablette, intacte celle-ci, et je vais l'offrir à la maman.
Je crois qu'elle ne s'est jamais trouvée devant pareil embarras: toute rougissante (et la blancheur de sa peau n'en souffre pas) elle me dit dans un français presque correct "Excusez l'enfant: il n'avait plus vu de chocolat depuis le décès de son père, lieutenant de la Garde, tué à Verdun. Merci de tout cour."
Et comme elle esquisse un geste de paiement:
"Inutile, Madame, c'est un prisonnier français qui est heureux de l'offrir à un petit garçon allemand ainsi qu'à sa jolie Maman."
Sans hésiter et bien simplement elle désépingle un petit bouquet de violettes fraîches qu'elle porte sur sa robe, côté gauche.
"Alors veuillez accepter ce modeste présent: ce sont les premières de l'année: c'est un Officier Allemand qui l'offre à un prisonnier Français."

Nous ne nous sommes jamais plus revus; mais j'ai conservé longtemps les violettes fraîches dans un vase, puis séchées entre les pages d'un livre où il m'arrive encore de les regarder quelquefois...

CHAPITRE VI - LA CENSURE AU CAMP

Au cours de la guerre de 1940, on a créé, (devant l'affluence débordante des prisonniers) des camps d'officiers OFFLAG et des camps d'hommes de troupe STALAG: je crois vois là une sage mesure: écoutez plutôt.
En 1914, dans chaque camp, on pouvait voir, à côté des baraques ordinaires réservées aux hommes, une, deux ou trois baraques d'officiers de tous âges, de tous grades et de toutes armes dont les conditions de vie n'étaient guère supérieures.
Enfermés dans une réserve hargneuse vis à vis de leurs vainqueurs, ils restaient les vrais officiers de quatorze, avec leurs galons dorés, leurs pantalons rouges, leurs tuniques noires (fin 1917 on a pourtant vu apparaître quelques rares tenues bleu-horizon).
Les affinités entre eux n'étaient pas nombreuses, la plupart vivaient repliés sur eux-mêmes comme perdus dans une sorte de rêve perpétuel dont rien ne pouvait les tirer, ils n'avaient jamais réalisé que des officiers français aient pu tomber à ce point: ils n'étaient certes astreints à aucun travail mais en revanche c'était la réclusion perpétuelle dans l'étroit espace de leur baraque et ce n'est pas la ridicule promenade de 2 heures par semaine hors des barbelés qui pouvait modifier leur moral.
Il est hors de doute que la neurasthénie avait trouvé là un terrain de choix pour s'exercer: la nuit parfois dans des rêves insensés, éclataient des commandements fous qui faisaient peine à entendre.

Notre camp en contient une seule à l'entrée et notre voisinage a créé une détente entre nous: notre état d'esprit leur fait du bien: certains ont même accepté de venir la nuit assister à nos discussions littéraires ou idéologiques et nous sommes allés aussi rendre leur politesse à leur Baraquen-chef.
Les hommes du camp ont perdu toute attitude militaire à leur égard, privé de tout commandement et je ne serais pas éloigné de croire que leur séparatisme s'en est accentué encore.

Quant à moi je me suis intéressé fortement à la question des lettres et des colis qui nous arrivent de France ou que nous envoyons et comme une autre prérogative du Barraquen-Chef est de "Travailler à la Kommandantur des Lettres", je me fais inscrire au service.

Cela me permettra de m'initier à tous les trucs de la correspondance avec tous mes proches, d'obtenir du CHEF quelques cartes supplémentaires, car le proverbe est vrai sous toutes les latitudes et par tous les climats: QUAND ON EST PRES DU BON DIEU... enfin d'avoir des nouvelles fraîches de mon JACOT. Vous devez vous demander peut-être ce qu'il est devenu?)
Au début quand j'ai pris possession de ma Baraque, j'ai tout fait pour le garder: dans ma Srube, j'avais même dressé un lit au-dessus du mien pour lui, il aurait ainsi échappé à toutes les promiscuités de la foule et nous aurions continué à nous rendre de multiples services.
Mais essayez donc d'attacher un lion? Ou d'enfermer un aigle ou de raisonner... un Lorrain?
Dès sa sortie de l'infirmerie où il a repris très rapidement tout son dynamisme, il a refusé de rester enfermé derrière des Barbelés: tout mais pas ça?
Il est parti avec un Kommando agricole et je sais qu'il a eu la chance de tomber chez une jeune veuve de guerre avec deux enfants en bas-âge. Comme il est vaillant à tout, il est vite devenu l'Indispensable de la ferme où il ne manque de rien, même du reste?
Par le porteur des colis, je lui fais passer souvent des paquets de cigarettes, ce qu'il apprécie le plus.

Me voici donc dans le bureaux de la CENSURE.
Il m'a été rapporté qu'au début, devant une telle affluence de prisonniers imprévisible, les Allemands ont eu à résoudre un grave problème: car ils ont 500 000 Français, deux millions de Russes, 60 000 Anglais, plus tard autant d'Italiens, de Turcs et de Serbes.
El l'on peut considérer que ce nombre n'a jamais beaucoup varié, les ? creuses par les décès, les évasions, les retours en France par échange de grands blessés ou autres, ayant été sensiblement comblés par les nouveaux capturés à la suite de coups de main ou d'offensive locales partiellement réussies.

Il a fallu d'abord loger tout ce monde, installer des camps, bâtir des baraques, y aménager tous les services y compris celui de la censure qui exigeant un personnel spécial (de choix peut-on dire) par la connaissance à fond des langues étrangères, accaparait des spécialistes qui manqueraient ailleurs.

Pour la supprimer, ils pouvaient prendre une double mesure: soit autoriser la libre circulation des lettres entre les états belligérants, soit l'interdire totalement.
Mais à la réflexion là n'était pas la solution.
La première mesure était une faute militaire qui pouvait avoir de graves conséquences par la divulgation des opérations et la seconde un crime contre l'humanité: pouvait-on laisser pendant 4 ans des millions d'hommes coupés entièrement de leurs familles qui auraient ignoré même leurs existences? Les Allemands d'ailleurs avaient aussi des soldats prisonniers en France. Enfin la Convention de la HAYE avait créé un statut spécial pour les Prisonniers de Guerre.

On s'était donc arrêté comme toujours à une mesure intermédiaire: une Liberté partielle surveillée et contrôlée: ainsi était née la CENSURE?
Les Allemands s'étant vite rendu compte qu'ils pourraient plus facilement contrôler numériquement les correspondances que nominativement avaient institué le processus suivant. Au débit de chaque mois, tout prisonnier recevait de la Kommandantur 8 petits cartons souples avec le tampon du Camp: chaque semaine deux partaient, l'un en blanc pour réponse des parents, l'autre écrit sur quelques ligne tracées d'avance, très lisiblement, sans mots inconnus, ou à double sens ou en patois, car le carton était jeté au feu. Le recto du carton était divisé en deux dans le sens de la largeur: à droite pour l'adresse du destinataire et à gauche pour celle de l'expéditeur et le verso en blanc était destiné à la correspondance.
Au début, la consigne a été exécutée strictement, à la longue elle s'est détendue, de plus il y a tous les prisonniers qui écrivent peu ou pas du tout, les retours, les complaisances, de sorte qu'on peut dire qu'à la fin, chaque camarade peut écrire chez lui à loisir.

Comme pour les colis, l'acheminement du courrier se fait par la SUISSE, puissance neutre que malgré son exiguïté les Allemands n'ont jamais osé envahir comme la Belgique ou le Luxembourg. Elle a ses montagnes salvatrices!
Dès l'origine elle a mis à la disposition des belligérants son Comité de la CROIX ROUGE qu'on ne pourra jamais assez remercier des services matériels et moraux rendus par cet organisme à la cause de tous les prisonniers. Il a permis à tous de "TENIR" pendant quatre longues années.

Le service est installé dans trois longues baraques, spacieuses munies chacune d'une table immense occupant la presque totalité avec des chaises autour.
Un Lieutenant chef du service occupe l'une d'elles assisté de dix CENSEURS, chacun d'eaux familiarisé avec une langue étrangère et ses idiomes principaux pour avoir effectué de longs séjours dans chacune des nations envisagées. Autour des tables se tiennent les divers employés du camp, par nationalité, habilités à travailler à ce service.

Les lettres sont apportées chaque jour à 7 H par la Poste Allemande ou par les diverses baraques et pendant 5 heures, jusqu'à midi, les censeurs lisent, palpent, examinent toutes celle venant de l'extérieur et le soir pendant 5 heures de 14 à 19 toutes celles qui partent du camp. Le cachet "GEPRUFT" dont chaque carton est frappé indique qu'il peut partir à sa destination.
Les cartons éparpillés sur les tables deviennent alors la proie des "Postiers du camp qui trient, choisissent et passent aux camarades d'après l'ordre alphabétique préalablement établi ce qui les concerne: il est curieux de voir avec quelle rapidité et dextérité ce tri s'opère. Chaque employé reconnaît son bien et compose son paquet au moyen du grand REPERTOIRE Général qui est divisé en deux: le répertoire alphabétique où tous les occupants du camp figurent avec leur curriculum vitae, en Allemagne; et le répertoire chronologique où sont inscrits tout les entrants au fur et à mesure de leur arrivée avec le numéro qui leur est affecté et qui ne changera pas durant tout son séjour.
Car il faut vous dire que chaque K.G., en allemand Kreigsgefangenen doit porter ces deux lettres inscrites à l'encre de chine sur le dos de ses vêtements ainsi que le numéro donné par le répertoire: à la longue encore cette règle s'est tellement atténuée qu'il n'en reste presque plus que le souvenir. Il suffit d'avoir sur soi le fameux numéro sur une sorte de médaillon en aluminium perforé, cousu à la coiffure.

A midi: les employé qui ont les listes des baraque, rendent au chef de Baraque les cartons le concernant et à l'heure dramatique du courrier qui se déroule alors au son des cris de joies, des exclamations et hélas aussi des larmes ou des soupirs selon les nouvelles reçues.
La sagesse de ce procédé a été de bonne heure constatée car un chef de baraque connaît tout son monde: il est le dépositaire de bien des secrets de famille ou autres et il peut éviter à un tel la mauvaise nouvelle que lui révélera la lettre de ce jour d'une façon brutale par des ménagements ou même dissimuler à tel autre une infidélité conjugale ou un drame familial vrai ou faux (sait-on jamais?).
On parle parfois de ce camarade qui apprenant brutalement la naissance à son foyer, d'un bébé, par voie détournée, alors que sa femme lui écrivait des lettres su gentilles, a perdu la raison et vit encore à l'asile d'aliénés.

Le Chef de Baraque est aussi Juge de paix chez lui, car hélas la misère commune n'empêche en rien les vices, t? ou défauts de la nature humaine et que de conflits d'ordre matériel (nourriture, logement etc) ou politique ou national car j'ai des Anglais, des Italiens, des Russes dans ma baraque sont nés que j'ai pu apaiser en entendant d'abord séparément, puis en confrontant les deux parties: j'ai employé plus tard ce procédé dans mes expertises.
Lorsque je n'ai pu solutionner le conflit, nous avons créé une sorte de Cour d'Appel que préside notre précieux CALVET et qui comprend l'aumônier catholique, l'aumônier protestant et quelques chefs de Baraque et des conseillers juridiques, avocats dans le civil qui sont heureux de continuer à se faire la main pour leur profession plus tard.
Les décisions de cette Cour sont sans recours.

Au bureau de la censure j'ai pu m'initier à toutes les roueries ou secrets de l'écriture tant des prisonniers que de leurs parents pour se communiquer des nouvelles ou se donner des renseignements à cacher.
Mais le dépistage des encres sympathiques (lait, citron, acide, etc) des divers réactifs, des allusions à des événements de famille n'a pas été long à s'exercer. Plus difficile a été pour les censeurs la lecture des mots patois d'un assemblage particulier de lettres et surtout l'emploi de grilles qui n'a pu fonctionner qu'après le retour en France de certains prisonniers car la grille était essentiellement fabriquée par la superposition de deux cartons du format exact du carton officiel qu'on perforait d'une vingtaine de trous dispersés. Pour l'utiliser on écrivait la phrase fatidique d'abord dans les trous et le reste de la carte était libellé assez habilement pour ne pas dévoiler la clé. On pouvait ainsi signaler par exemple l'envoi d'objets défendus (cartes, boussoles, montres, etc.) dans tel ou tel colis dont on signalait ainsi le contenu: les colis étant tous numérotés, il suffisait de donner le n° du colis qui était à examiner alors très soigneusement soit dans le double fond, ou le contenu des boites.
Les censeurs se sont acharnés à percer le mystère sans y parvenir chaque grille étant différente.

Au surplus, je dois vous dire que l'effet était souvent manqué, car sauf pour l'envoi d'objets indispensables pour les évasions, le souci des parents de vouloir renseigner leurs fils sur les événements de la guerre tombait à faux: nous étions et avons été toujours bien mieux renseignés que nos parents à ce sujet: car les journaux Allemands étaient partout à notre portée.
Et je dois dire (un peu à la honte de la France) que leurs grands journaux, surtout le TAGE BLATT (nous disions TAS DE BLAGUES, facile calembour) donnait chaque jour, et d'une manière totale les deux communiqués officiels des opérations que les deux nations faisaient paraître chez elles ce qui nous permettait par des recoupements de connaître toujours exactement la situation militaire.
Et lorsque vers la fin; la situation est devenue tragique pour eux, toujours le communiqué a paru, un peu perdu dans les annonces, ou en très petits caractères, mais il y était!

Et même, les grands titres étant interdits, je me souviens qu'en octobre 1917, quand CLEMENCEAU est devenu Président du Conseil, l'événement était annoncé sur tout la page avec ce commentaire: "DER TIGER KOMMT et en voilà un qui ne nous aime pas." Il racontait même, (je ne sais pourquoi) une anecdote sur lui que je vous rapporte:
En 1871, pendant la Commune, Clemenceau était médecin et Maire d'un quartier de Paris? Il reçoit un jour la visite d'un homme qui commence à lui exposer son cas. Accablé de besogne, CL. sans le regarder, le coupe et lui dit simplement TOUT NU. A une autre tentative de s'expliquer: TOUT NU lui crie-t-il à nouveau; l'homme alors s'exécute, CL. se lève, l'ausculte longuement et dit:
Mais tu n'as rien, va t'en.
Je sais bien, dit l'homme, je venais vous demander un emploi à votre Mairie.
Mais alors il fallait le dire??
Étant aussi tenus au courant chaque jour, nous avons pressenti d'abord et connu ensuite la débâcle allemande bien avant la France et nous nous sommes souvent amusés à comparer la similitude de termes des deux communiqués quand leurs rédacteurs se creusaient la cervelle pour faire dire aux mots une chose qu'il fallait cacher et lorsqu'il s'agissait de masquer un recul nous connaissions la fameuse phrase, la même sur les deux, nos troupes se sont installées sur des postions préparées d'avance. Triste ironie deux guerres admirablement dépeinte dans un film d'après guerre LA GRANDE ILLUSION.

Voir la suite de son récit (les Popotes).


Sources

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Récit dactylographié et manuscrit communiqué par sa petite-fille Bernadette VERDEIL.