Extrait du récit des souvenirs de guerre de Ernest PIN

Pages 36 à 40, explication sur les Popotes

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CHAPITRE VII - LES POPOTES

Savez-vous les deux plus grandes préoccupations constantes et tragiques des prisonniers? la nourriture et les évasions. Parlons de la première.
Comme les Allemands depuis le début n'ont cessée de servir à leurs prisonniers qu'un nourriture de mauvaise qualité et de plis en plus réduite à mesure qu'eux-mêmes tendaient à manquer de tout, la plupart d'entre nous reçoivent des familles leur subsistance, avec l'appui de l'Etat certes qui n'a jamais cessé l'envoi des fameux biscuits, composés de la fleur de farine qui par l'adjonction d'un peu d'eau forment un pain délicieux (4 par homme et par jour).
Mais il reste à cuisiner les denrées des colis qui nous parviennent souvent très tard, à l'état brut, parfois avariées.
Aussi dans chaque baraque les hommes se sont réunis en Popotes de 2,3,4 ou 5 camarades (association d'un genre nouveau) où tous mettent en commun les colis reçus et désignent le plus débrouillard comme CHEF. Celui-ci se consacre à la préparation des repas avec les denrées communes qui ayant des provenances très diverses comportent des mélanges susceptibles de faire une cuisine variée, saine et succulente permettant de véritables festins. Une grande émulation s'est créée entre les divers chefs de popote et même des concours primés: et l'on parle longtemps de tel réveillon ou de telle festivité où nous avons eu l'impression des repas familiaux en France.
Je ne suis guère compétent en la matière, mais je sais qu'avec les boites de lait condensé, les paquets de riz, les tablettes de chocolat, les rouleaux de fruits confits, les pâtes alimentaires et les boites de sucre, il s'est formé une cohorte de cuisiniers-pâtissiers qui ont su tirer de la combinaison de ces divers produits, et chacun à sa manière, des recettes de plats, gâteaux, entrées ou pâtisseries que les maîtres-queux de grands hôtels ne pourraient désavouer, et cela au nez des sentinelles à qui cela ne présage rien de bon pour eux.

Ernest PIN Notre popote n'est pas la plus mal partagée. Que je vous présente les protagonistes.
Et d'abord à tout seigneur, tout honneur: le Chef, LOMBARD, un Marseillais, 35 ans, Sergent au 141° d'infanterie de Marseille, fait prisonnier fin août 1914, sur le front de Lorraine avec les quelques survivants de sa compagnie décimées par les mitrailleuses: quand je lui ai conté ma réception au 26° d'infanterie par le fameux colonel qui avait évoqué l'Affaire du XV° Corps il fallait voir sa réaction dans le discours indigné, ponctué de "BONNE MERE" retentissants, qu'il a vociféré alors.
Dans le civil, il est MAITRE - Typographe à Marseille; très fier de sa profession qu'il aime beaucoup, il raconte souvent qu'elle est une des plus nobles et qu'elle a été la plus ancienne à se syndiquer, mais rien de comparables aux Syndicats d'aujourd'hui où les meneurs cherchent à se promouvoir habilement.
Marié, père de 3 enfants, très débrouillard, entreprenant, mais sachant prendre ses risques, il n'a jamais attiré l'attention sur lui: le vrai moyen d'être heureux, dit-il; je l'ai pris dans la stube à titre d'infirmer. Aimé de tous il n'est pas envié.
Comme il n'a jamais changé de camp, sachant se faire oublier, il est très connu des camarades. Avec ce que nous lui fournissons il fait une cuisine excellente malgré de faibles moyens.
Jovial, de caractère gai, sa correspondance avec sa famille dont il porte sans cesse sur lui la photographie, lui suffit et je pense à la paire d'amis qu'ils seraient devenus avec JACOT et de quelles ressources ils étaient capables. Lui attend patiemment la fin: il est le rayon de Soleil, les jours de "sombritude", dirait Jacot.

Le deuxième popotier est TÊTE, un jeune instituteur de la Creuse, de la classe 13, donc en service au moment de la guerre. Sergent au 57° d'infanterie il a été fait prisonnier en septembre 14, dans les formidables coups de filets que lançaient les ennemis sur la France.
Dès l'arrivée au camp qu'il n'a jamais quitté non plus, il s'est attaché à apprendre la langue et c'est à titre d'interprète que je l'ai avec moi, comme il a été avec tous les chefs de baraque qui m'ont précédé.
Son caractère sérieux, son air loyal et franc, sa largeur de vues, l'étendue de ses connaissances en font un compagnon agréable. Nous devenons vite bons camarades; mais il a besoin du rodage de la vie pour atténuer en lui un peu de suffisance livresque et de l'empreinte trop laïque des jeunes normaliens de cette époque: par la suite vous verrez que nous devenons de vrais amis.

Je serai moins à l'aise pour vous parler du 3° popotier, ce brave MARION de la classe 08, Marseillais comme Lombard sergent au même régiment et fait prisonnier avec lui le même jour, mais d'un tempérament absolument différent: un Nordique égaré dans le Midi.
Toujours sombre, toujours soucieux, il n'a pas encore réalisé après 3 ans ce drame de la captivité. Dans le civil fils unique vivant chez ses parents, il est employé d'une grande banque à Marseille; sa vie se passe à se lamenter à voix basse, mais il est persuadé qu'il ne reverra jamais N.D. de la Garde. Sur le chemin du désespoir il n'en faudrait pas beaucoup pour le faire basculer: seule la présence de Lombard l'a sauvé jusqu'ici mais gare l'avenir. Naturellement je le comprends toujours dans l'effectif des corvées hors du camp pour le sortir un peu de lui-même et du cours de ses lamentables pensées.
Il est l'aide-cuistot de Lombard et lui épargne toute la partie fastidieuse de sa tache: il y trouve sa seule et vraie distraction. Il ne s'intéresse nullement à la marche des opérations militaires, ne lit pas les journaux ni aucun des 6 000 volumes que contient la Bibliothèque du liebensgabe.
Un jour cependant il a été vivement impressionné. Au cours d'une corvée de ville, il était entré dans une épicerie pour acheter du sel et du savon pour la popote. Du sel il en a eu facilement mais du savon, un ersatz seulement: seul un savon un peu meilleur lui aurait été donné avec une carte d'alimentation familiale.
Marion a pu constater alors la pénurie de produits surtout alimentaires dont souffre l'Allemagne; je crois que la France n'y aurait pas résisté.
Savait-on qu'on pouvait faire du sucre avec de la saccharine, du café avec des glands brûlés et pilés, du beurre avec un peu de margarine et des plantes, de l'huile avec de l'églantine, des fibres synthétiques étaient nées qui tenaient lieu de laine, de coton, de chanvre ou de lin.
Pour le pain, il était tellement noir que le peu de farine était mélangée à de la sciure de bois je crois.
Les magasins qui ne détenaient plus que des quantités minimes de vrais produits étaient remplis par une foule d'ersatz qui garnissaient les rayons.

Mais comment vit donc la population civile?
Voici: chaque famille reçoit au début du mois de sa mairie diverses cartes d'alimentation (une par nature de vrais produits) munies chacune d'un nombre de tickets égal au nombre de ses membres: le fournisseur les détache au fur et à mesure qu'il livre sa marchandise, reçue et contrôlée par l'État: c'est pourquoi quand l'arrivée du produit est annoncée des queues interminables se forment à la porte du magasin, c'est un spectacle lamentable!
Mais l'Allemagne est un pays essentiellement industriel et bien peu agricole ce qui explique la rareté des denrées et bien que la discipline soit stricte en ce pays, il s'est pourtant établi un marché noir parallèle à l'autre qui fonctionne sur une grande échelle. Les infractions certes sont sévèrement réprimées, mais ici aussi: pas vu, pas pris.
Tout est réservé à l'Armée et surtout aux combattants de première ligne, afin de pouvoir tenir, déjà la 2° Zone du front est bien moins traitée: nous en savons long là-dessus, nous les rescapés de Lintrey.

Je ne vous parlerai pas du 4° popotier, vous ne me croiriez pas??
En fait, notre association si disparate, comme la plupart d'ailleurs, vit dans une atmosphère sympathique et nos repas, partagés souvent avec d'autres, sont cordiaux: car on voisine de popote à popote, on s'invite comme dans le grand monde et tous oublient un peu notre situation?

De temps en temps pourtant une brusque décision des Autorités vient troubler cette quiétude: une affiche placardée aux murs officiels annonce que les lettres et les colis par mesure disciplinaire sont supprimés pour quatre, huit ou quinze jour?
Pourquoi? Nul ne le saura jamais: quelquefois le mot Représailles figure sur l'affiche et c'est encore nous les rescapés de Geinslingen qui savons ce que cela signifie.

Et voici rompu le rythme familier de l'existence.
Heureusement LOMBARD est prévoyant (il en a tant vu) il a toujours en réserve un petit stock qui est le bienvenu en ces jours sombres. De plus le Liebesgaben organise toute dsuite une distribution gratuite de colis au moyen de la forte réserve dans ses baraques que les Allemands disons-le bien haut, n'ont jamais voulu connaître.

On tient compte autant que possible de la situation de chaque prisonnier au moyen du grand REPERTOIRE par fiches qui est strictement tenu à jour pour connaître sans cesse la situations de tous ses membres et sa position au point de vue des dons faits ou reçus.

L'interdiction une fois levée, en général, notre distribution reprend pour les colis retardés ou les lettres. A ce sujet, à la suite d'une petite enquête personnelle vous avouerai-je que plus de la moitié du contingent préfère être privé de colis que de lettres?
Une fois pourtant le retard a duré un mois entier. Le Chef du Camps alors après avis de notre CALVET a décidé de faire remettre à l'hospice de la ville ou des nôtres sont aussi hospitalisées vingt jours de nos colis, en réservant toutefois ceux des 10 derniers jours. Là encore nous n'avons jamais su pourquoi.
Des grincheux prétendent que les autorités civiles et militaires de l'intérieur ont trouvé ce moyen pour se ravitailler sans nuire à leurs concitoyens.
J'en soute sincèrement, car je vous dois une confidence: c'est que nous n'avons jamais laissé le personnel allemand de la censure manquer de rien, avec toute la discrétion requise en la matière.

Voir la suite de son récit (les évasions).


Sources

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Récit dactylographié et manuscrit communiqué par sa petite-fille Bernadette VERDEIL.