Extrait du récit des souvenirs de guerre de Ernest PIN

Pages 1 à 11, récit des débuts de la guerre et du Front

séparation

Veuillent les Immortel conducteurs de la plume que je ne dise rien qui doive être repris.
La F. XI, 7.

Préliminaires

Mes chers Petits, je ne voulais plus écrire, car je ne me fais pas d'illusion: il faut être jeune pour avoir un style qui puisse plaire aux jeunes, mais votre "Bon'maman" qui vous aime tant, témoin de votre joie à la lecture de contes plus ou moins fabuleux ou d'aventures plus ou moins vraisemblables, a pensé que le récit (parfois miraculeux) de la captivité de votre "Bon'Papa" vous intéresserait bien d'avantage, en créant une communication permanente entre nos diverses personnalités.
Je ne résiste pas à cet appel, persuadé que vous ne me tiendrez pas rigueur de toutes les imperfections de forme que mon propos contient.
Permettez-moi toutefois de commencer par quelques considérations sur l'humanité en général.
Mon vieux professeur de philosophie qui était un sage avait coutume de nous répéter souvent: Vous savez, mes enfants, il y a sur terre trois sortes d'individus: ceux du savoir - ceux du savoir faire - et ceux du faire-savoir: les premiers, les plus intéressants, soit insouciance, soit distraction, soit timidité, soit snobisme ne s'exhibent pas, ce sera à vous de les découvrir; vous connaître vitre les seconds, d'un commerce agréable; les derniers enfin, orgueilleux et suffisants excellent tellement en parfaits arrivistes, à mettre en valeur leur maigre savoir qu'ils donnent le change et trompent tout le monde.
Donc plus tard, tachez de connaître toujours avec quelle catégorie d'individus vous avez à faire, si vous voulez vous évitez bien des déceptions.

Il nous disait aussi (mais c'est une boutade) mes enfants, vous n'êtes pas surs d'être heureux sur terre, car il vous faudrait: à 20 ans la fortune - à 30 ans la Gloire - et à 60 ans... L'Amour.

Et quand vous aurez médité sur tout cela, dites-vous que dans la vie chacun a une part de chance ou de déveine c'était l'Ananke des Grecs, le Fatum des Latins, le Mektoub des Arabes c'est la Roue de la Fortune de nos jours; et vous aurez trouvé une preuve palpable de cette affirmation sur les champs de bataille de cette Grande Guerre où tous les jours des camarades tombaient, frappés par un obus ou une balle aveugle et anonyme autour de soi: on ne manquait jamais de se dire: Pourquoi par un autre? Pourquoi pas moi??

Et maintenant, notre bâton de pèlerin bien en mains, EN ROUTE...

INTRODUCTION

Nous sommes aux derniers jours de novembre de l'année 1916.
Mais direz-vous, depuis le Ier août 1914 où tous les murs des communes de France criaient à tous les échos la Mobilisation Générale, il ne s'était donc rien passé?
Hélas? Il s'en était même trop passé...
Mais je laisse à d'autres le soin de narrer toute les péripéties des combats gigantesques du début, parce qu'ils le feront mieux que moi et que ce n'est pas mon dessein aujourd'hui.
Je parlerai seulement du fait nouveau qui est venu bouleverser complètement mon existence. En temps de paix, les statuts de notre Administration stipulaient que tous les agents de chez nous (détenteurs de deniers publics) devaient, même en cas de Mobilisation Générale, rester à leur poste et ne l'abandonner sous aucun prétexte; les autres étaient versés alors dans le Service du TRESOR et POSTES aux Armées où ils recevaient l'affectation de leur Grade. Vous avez pu voir dans une page précédente que, n'ayant aucune raison de modifier ma position, je ne m'étais plus, depuis ma libération du service, préoccupé de ma situation militaire que je croyais assurée par nos Règlements.
Hélas, on n'avait jamais supposé alors la catastrophe sans nom qui s'était abattue sur notre pauvre France et l'obligeait à faire appel à tous ses enfants. Quels est le fils qui en l'occurrence ne volerait pas au secours de sa mère?
Aussi après avoir dès le début fait notre devoir dans les commissions de Ravitaillement (mon rôle dans celle de Briancon pourrait faire l'objet d'un autre récit) l'ordre était venu le 4 Décembre 1914 de réintégrer dans l'armée tous les agents sans distinction âgés de moins de 35 ans, (toute la réserve de l'armée active) et j'étais avisé de remettre le service du Bureau de SAINT-BONNET à un agent réformé de guerre et de rejoindre sans délais mon corps d'origine le 3e d'Infanterie à DIGNE.
Lors je me suis souvenu des paroles prophétiques du chef armurier ROUSSIN le 25 sept 1908: "Tu sais, PIN, place bien ton fusil. J'ai idée que tu viendrais bientôt le reprendre."
Or, en ces jours de novembre 1916, c'est avec le 26° Régiment d'Infanterie que nous descendions des tranchées de Sailly-Saillisel, dans la Somme. Pour comprendre cette mutation il faut revenir un peu en arrière.

C'est depuis le mois de mars 1916 que je faisais partie de corps d'Elite qui formait avec le 69° - le 37° et le 79°, la fameuse Division de Fer de Nancy, du XX° Corps de formation récente à la Guerre, ayant à sa tête le Général BALFOURIER que les Poilus avaient baptisé BALCOCO et qui sous les ordres du Général de CASTELNAU en 1914 avait brisé victorieusement l'Offensive Allemande au Grand Couronne de Nancy (FOCH en ce moment était sous ses ordres). On a oublié depuis que si cette charnière militaire avait sauté, sans doute le splendide redressement de la MARNE n'aurait pu avoir lieu et c'était en septembre 1914.
Or mon corps d'origine à moi était le 3° d'INF. de Marseille et Digne, c'est à dire un régiment de ce damné XV° Corps qui par suite de rumeurs mensongères et infâmes, passait pour avoir abandonné ses tranchées devant l'avancé allemande le 25 août 1914, auprès de DIEUZE, alors qu'au contraire il s'était fait massacrer sur place, les documents officiels l'attestaient... Mais vous connaissez la formule: Mentez, mentez...
D'ailleurs l'Armée Française était invincible, c'était un axiome militaire: si donc l'ennemi avait progressé contre elle, c'est que des lâches avaient fui. Et comme il faut toujours une victime expiatoire, c'était le XV° corps qui avait été accablé (l'âne de la Fable). Allez donc arrêtez un bruit qui court: on parlait alors de l'Affaire du XV° corps, comme l'Affaire Dreyfus, ou l'Affaire CAILLAUD, ou STAVISKY...

CHAPITRE I - NOTRE ARRIVEE AU FRONT

Maintenant voulez-vous savoir comment nous avions été reçus à notre arrivée dans la zone des Armées?
Le 17 mars 1916, j'avais quitté DIGNE à la tête d'un petit détachement de 40 hommes pour un renfort au 26° qui descendait de Verdun où il avait terriblement souffert au point que certaines compagnies étaient réduites à 27 hommes. Mystère des destinées? En cours de route, je me souviens que de passage en gare de VALENCE, le matin de PAQUES, nous avions été admirablement ravitaillés par une cantine de Gare. Je ne me doutais pas alors que cette petite ville, entrevue au passage, deviendrait la résidence de mes derniers jours?

A notre arrivée à AILLY sur NOYE nous devions être présentés au Colonel avec les divers autres détachements venus de tous les coins de France en renfort (les vrais poilus se faisaient déjà rares).
Arrivés à notre hauteur, à la vue de notre écusson de capote: un 3, il s'écrit tout à coup: 3° d'infanterie? mais le XV° Corps... Qui m'a foutu de pareils cocos dans mon régiment?
Un silence glacial suit cette algarade, mais voyant que personne ne réagit (il y avait pourtant un adjudant dans le convoi) je relève le Gant. Sorti du rang, au garde à vous devant lui, je dis d'une voix forte: Mon Colonel, je prends acte de votre déclaration pour en référer à qui de droit. En attendant, les Cocos dont vous parlez viennent ici se mettre à votre disposition, pour se faire casser la G... comme les autres"
J'ai senti alors une sorte de murmure général qui ne m'était pas hostile.
Quant à lui, rouge de colère, de honte peut-être, il crie simplement "prenez le nom de cet homme (j'avais pourtant mes galons de Sergent-Fourrier) qu'il vienne me parler demain au rapport."

En attendant je suis affecté à la 2° Compagnie Capitaine ROLLAND, un vrai Breton Bretonnant qui a déjà pris fait et cause pour moi, je le sens.
Quant au Colonel, je dois vous dire que ni le lendemain ni les jours suivants, malgré mon insistance, il n'a jamais daigné me recevoir, mais il ne m'a jamais oublié, comme vous verrez par la suite.

LES TRANCHEES de SAILLY-SAILLISEL

Maintenant après le combat de la SOMME dans l'été 1916, revenons à notre ultime intervention dans cette région du front: les 6 jours de tranchées à Sailly, 6 jours où la pluie n'a cessé ni le jour ni la nuit.
A notre descente retour, les camarades resté à Maricourt n'en revenaient pas de voir les paquets de boue que nous étions devenus, spectres ambulants où seuls les yeux mettaient encore un note humain. Et pendant ce temps-là les communiqués officiels, si prolixes lorsque le front s'était déplace, continuaient dans le cas contraire, à annoncer: "Rien à signaler dans le secteur" voulant ignorer les sommes de souffrance, les torrents de sang ou les scènes dantesques de sauvagerie qui s'y étaient déroulées. Comme disaient les POILUS en lisant le communiqué:
"C'est facile à ces Embusqués de l'arrière d'écrire, le C... sur une chaise: rien à signaler; qu'ils viennent seulement 24 heures, ils comprendront."
Vous avez déjà deviné que le terme de POILU désignait alors le combattant du front, dans les tranchées, tandis que l'embusqué était le débrouillard qui avait toujours coupé aux départs au front: leur nombre, important au début, s'était bien amenuisé, avec la longueur de la guerre. Eux s'était baptisés les P.C.D.F. Ce nom désignait aussi une coupe de cheveux: à l'embusquée où tous ceux de devant la tête étant rasés, ils ne restait que ceux de derrière, c'est à dire loin du front (excusez le pauvre calembour!)
Nous étions donc restés 6 jours dans les tranchées au lieu de "3", comme les Sénégalais relevé par nous, on ne saura jamais pourquoi. Il faut dire que les tranchées ennemies n'étaient qu'à 15 ou 20 mètres des nôtres, parfois même 7m. en voici l'explication:

Dans certains secteurs où les tranchées n'étaient pas trop éloignés, l'un des deux ennemis avait imaginé les Mines souterraines, vite copiées par l'autre. Une galerie souterraine d'abord verticale devenait vite horizontale, jusque sous la tranchée ennemie: on la bourrait de puissants explosifs qui sautant à l'heure H, engloutissait dans un vaste entonnoir la tranchée, ses occupants et tout le dispositif, le tout occupé par l'assaillant qui ne gardait souvent que la lèvre nord car dans une contre-attaque l'autre réoccupait la lèvre sud. Le résultat définitif était minime mais les tranchées installées sur les deux lèvres en face était alors très rapprochées.
Vous devinez que la position des occupants de part et d'autre n'avait rien d'enviable et nous comprenions maintenant le refrain des noirs rencontrés au cours de la relève: "Là haut, y a pas bon" car 8 mètres seulement séparaient les ennemis.
Mais le pire de tout était l'impossibilité de creuser un abri, une sape, une tranchée, car on creusait dans des cadavres: la lèvre de l'entonnoir en était farcie. On occupait de par et d'autre de simples trous remplis d'eau (la pluie ne cessait pas) reliés entre eux par une sorte de piste où l'on risquait sans cesse de recevoir un balle en plein front tirée par un Boche qui nous visait froidement.
Et cette odeur de cadavre qui vous prenait à la gorge et ne vous quittait plus?
Impossible d'avaler quelque chose: "vraiment ça ne passait pas". Ajoutez à cela l'absence de feuillées et vous aurez une idée de notre misère.
Mais les NOIRS l'avaient encore décuplée, par les harcèlements incessants de tir sur les gens d'en face qui ne manquaient pas de riposter, ce qui avait donné des pertes sévères.

NOTRE ATTITUDE Dès notre arrivée avec le Capitaine nous n'avons pas l'intention de procéder de même et c'est à ma 3° Section que revient le flair de ce changement opportun. Car j'ai peut-être oublié de vous dire que depuis la journée sanglante de 31 août à Maurepas où le Chef de Section fut tué, c'est moi qui le remplace en fait.
Nous faisons passer sur tout le front de la Cie l'ordre de ne déclencher aucune fusillade sur la tranchée ennemie: ne pas tirer, lancer seulement quelques fusées blanches pour éclairer et laisser dormir les rouges ou les vertes: l'effet est immédiat; le tir cesse aussitôt de l'autre côté: c'est un point acquis.
Mais notre situation matérielle reste bien précaire. Heureusement que mon tampon le célèbre JACOT est avec nous. Célèbre, il l'est dans tout le Bataillon ce petit Gars des Vosges, 1m55, célibataire, 30 ans, sans famille, sauf sa vieille maman qui l'adore, instruction rudimentaire, mais le Roi des débrouillards.
Patriote ardent comme les Lorrains, soldat d'une fidélité à toute épreuve, il a sur la discipline militaire des idées personnelles qu'il ne faut pas contrecarrer.
Ainsi, en ligne, demandez-lui n'importe quel effort supplémentaire, confiez-lui les messages les plus urgents ou les missions les plus dangereuses, il exécutera la tout dans les limites des forces humaines, mais à l'arrière, laissez-le tranquille.
Indifférent aux appels et aux revues, il disparaît parfois 2 ou 3 jours pour revenir un soir avec lièvres ou lapins pris au lacet ou avec des carpes ou des brochets qu'il a pêché à la grenade: un engin merveilleux pour cet usage d'après lui.
Naturellement son escouade en profite, mais le reste va la Popote des Sous-off, et comme il y a encore du rabiot c'est la popote du Bataillon qui s'en pourlèche aussi.

Pour remontrer en ligne, il est toujours présent à l'heure dite, mais n'exigez pas le chargement réglementaire, il n'a ni fusil, ni cartouches: "de cela, dit-il, je n'en trouvera que trop là-haut, mais les musettes de vivres et les bidons de pinard qui me les donnera? Et puis un "flingue" (fusil) ça gêne pour circuler dans les boyaux."

Nous voilà donc dans nos trous d'obus à 15 mètres des Boches, de l'eau jusqu'au genoux, sans abris; vraiment ce n'est pas gai. Avec le capiston, nous parcourons le front de la Compagnie: je puis dire que les hommes broient du noir...
Les Hommes? mais pas mon Jacot; car s'il broie aussi lui, c'est le noir du Café de 1ere marque qu'il est en train de préparer dans une guitoune montée par lui avec 3 toiles de tente et où nous serons tous deux au sec complètement.
Alors que ses camarades sont encore abasourdis par le présent, lui a déjà du café chaud et un abri "Dis donc, si tu lui en portais un quart de ce café brûlant au Pitaine, avec un bon coup de gniole tu crois pas que ça le remettrait, cet homme?" Brave cour!

Mais JACOT: il a quelque chose à me demander. Brusquement il me lâche: "Est-ce que tu m'autorises à aller voir les FRITZ ou les Frisou (il désignait ainsi les Allemands) je ferais du bon travail. Un oncle à ma mère, expatrié de 1870, m'a appris l'alsacien, ce serait bien étonnant que l'un en face ne me comprenne pas?"
La question est hardie, l'initiative dangereuse. J'en parle au Capitaine: nous lui donnons le feu vert. Le soir au crépuscule notre Jacot se glisse en rampant vers la tranchée ennemie avec dans sa musette un pain blanc, 2 boites de singe, une topette de gniole. Puis on n'entend plus rien: mais un quart d'heure après, il revient rayonnant: les Boches sont d'accord: on tiraillera sur la ligne, mais en l'air. Si un officier allemand fait une ronde, 3 coups rapides nous avertiront, alors une vive fusillage (en l'air) éclatera donner le change.
Mais notre démarche a fait école: on en signale plusieurs cas au point que la DIVISION fait passer une circulaire sur la ligne, flétrissant ces procédés? Mais comme dit Jacot, "qu'ils viennent 5 minutes à notre place." Et dans mon esprit, je réfléchis que, lorsque la mesure est comble, il en faudrait bien peu sans doute pour faire finir une guerre...

En attendant, les jours et les nuits passent sous une pluie qui ne cesse pas et nous ne sommes pas ravitaillés, un soir une corvée de soupe de 20 hommes a eu 7 tués et le reste n'est pas revenu: d'ailleurs nous avons toujours cette odeur de cadavre, avec nausées et nous tenons avec les quarts de café de Jacot et quelques biscuits de guerre mais le plus dur supplice est le manque de sommeil: les trous d'obus sont remplis d'eau et chaque homme, selon l'expression "tombe de sommeil". Impossible au surplus d'envoyer à la soupe une nouvelle corvée, car les artilleries des deux côtés, ne pouvant tirer sur des 1eres lignes trop rapprochées, se rabattent sur l'arrière où chaque nuit tous les boyaux sont pilonnés...

LA RELEVE

Enfin le 6° jour au soir, un autre bataillon de Sénégalais vient nous relever; s'ils reprennent les procédés de leurs devanciers, je leur en souhaite?
En somme, à part les 7 tués de la corvée de soupe et une dizaine d'évacués pour pieds gelés (station dans l'eau) nos pertes sont légères.

Au sortir des boyaux, je reconnais vaguement au passage le village de Maurepas (ce qu'il en reste) où la journée du 31 août dernier nous a été si funeste. Nous attaquions le village en terrain découvert, fortement occupé par l'ennemi avec mitrailleuses lourdes à feux entrecroisés. J'ai vu tomber là à côté de moi mon cher camarade ULIMANN, sergent à ma section, dans le civil jeune photographe de Reims, d'une insouciance enfantine il prenait des clichés de notre attaque!...
Voyez si la hargne du Colonel était tenace: le lendemain de Maurepas toutes les troupes ont été citées à l'ordre de la division, même les conducteurs de mulets des batteries alpines (et leurs mulets aussi peut-être) seuls les anciens venus du 3° d'Inf, sont oubliés. Enfin, la France est immortelle.
Et dans la nuit nous revenons à BRAY-sur-Somme, au grand repos où notre métamorphose de propreté étant achevée, le Commandant RENARD me fait appeler. Celui-là au moins m'a toujours soutenu; mais ses propositions de récompense ont été toujours stoppées au P.C. du Colonel, cette vieille baderne qu'on vient enfin de muter à l'intérieur.
"Sergent PIN, me dit-il, ici au 26° on ne vous a jamais fait votre droit: vous savez pourquoi. Enfin aujourd'hui nous pouvons rattraper le temps perdu, car le nouveau Colonel BELIN, connaissance prise de votre dossier, veut vous rendre justice. Outre deux citations à l'ordre de la Division, il vous propose pour le Grade de sous-lieutenant, car vous avez rempli magnifiquement l'emploi de chef de section en présence de l'ennemi. Il est certain que votre emploi de receveur de l'Enregistrement vous permet d'être affecté au Service du TRESOR et POSTES aux Armées, comme la plupart de vos camarades. Vous allez partir en permission de détente et à votre retour vous nous donnerez votre décision. Malgré notre regret de vous perdre, nos voux vous accompagneront dans votre nouvelles affectation."

Après un moment d'hésitation (car je voudrais emmener Jacot) je déciderai à la maison où mon cher papa sera si fier et content. Et si mon bien-aimé Grand-Père pouvait me voir?

Dans la journée, arrive l'ordre de départ pour une autre partie du front. Laquelle??
Les bobards les plus étonnants circulent: on va partir aux Dardanelles, c'est le plus assuré de tous.
En fait, après 4 longues journées d'un train omnibus (oh combien) où toute la Division fait mouvement, nous débarquons à St-Nicolas du Port en Lorraine au sud de NANCY, le premier décembre 1916.

CHAPITRE II - EN LORRAINE

FRONT NOUVEAU

Nous sommes logés chez l'habitant en pendant 15 jours, c'est le Grand Repos. Quel bonheur de pouvoir coucher dans un lit entre des draps bien blancs, on en avait perdu l'habitude.
Puis, je pense pour nous dédommager des tranchées de la Somme, nous prenons position dans le secteur Nomeny-Létricourt, en avant de Nancy. Quel contraste: ici pas de lignes de tranchées: seulement quelques petits postes occupés la nuit le long de la petite rivière de la Seille pour surveiller un passage clandestin ou des mouvements de troupes ennemies. Entre les deux adversaires un NO MAN'S LAND de 1500 mètres où pullulent les plantes sauvages.

Ma section est allées deux nuits occuper le Poste de la Patte d'Oie, en face du Pont d'Aulnoy, qui est en liaison à droite avec le poste de Chenicourt tenu par des territoriaux du secteur (des PEPERES) où l'on boit le vin chaud à la cannelle.

Le Colonel nouveau m'a avisé que ses propositions à mon sujet étant acceptées, j'ai une permission de 6 jours que je puis prendre à partir du soir du 10 janvier; ce que j'écris à mes parents?
Oh, je sais ce que va dire mon père: "Choisis vite le Trésor et Postes: tu as fait ton devoir dans les tranchées. De plus, tu oublies que même avant-guerre, étant de ceux qui la sentaient venir, tu as contribué largement à dévelipper l'esprit militaire. En 1910 à MEZEL, avec ton ami CANTON, Conducteur des Ponts, et Lieutenant de Réserve vous aviez créé la société de Préparation Militaire: la "PRO PATRIA": elle comptait 40 membres des jeunes gens entraînés au tir au fusil LEBEL... et à St-BONNET tu as contribué à tirer de sa léthargie "la CHAMPSAURINE" qui est redevenue une Société agissante en 1912.

En attendant, dans la journée du 8 janvier, le sergent RIGAUD de la 4° Section vient me dire: Veux-tu me rendre un grand service: tu es de service au poste de la Patte d'oie dans la nuit du 9 au 10 pour partir chez toi le soir du 10. Moi je le suis à ta suite dans la nuit du 10 au 11. Or ma sour se marie le 10 et le soir un grand gala de famille doit nous réunir tous (car RIGAUD est de Nancy où son père est horticulteur: c'est un très chic camarade avec qui nous avons connu ensemble les mêmes dangers!) tu me remplaces donc dans la nuit du 10 au 11 et le soir tu peux partir chez toi, n'ayant que 24 heures de retard." C'est un service qui ne se refuse pas?
C'est pourquoi le soir du 10 Janvier où je pouvais être en route pour chez moi, je vais à la nuit tombante avec ma section de 30 hommes occuper le petit poste bien connu.
Vraiment c'est une nuit merveilleuse et l'hiver ne vient pas cette année: le thermomètre n'a pas encore marqué 0°; on dirait une nuit de Noël, mais dans la Paix sur la Terre? Un calme reposant s'étend sur tout la nature: on paraît ridicule à se promener dehors avec fusil et cartouchières... le dernier coup de main dans la région remonte à 3 mois: on peut l'oublier.

Et pourtant c'est la guerre et JACOT ne me quitte pas, ne manque pas de me rappeler les endroits où doivent êtres placées les sentinelles ni la tournée au long de la Seille avant de s'enfermer dans la sape: car le petit poste comporte une sape assez spacieuse pour faire reposer les hommes de relève: à l'entrée est une sentinelle devant les armes.
Lors d'une deuxième tournée sur la ligne, le sentinelle de gauche me signale avoir cru entendre un léger remous dans les roseaux secs qui jonchent la rivière. Mais il n'a plus rien remarqué ensuite.
Je reviens donc à la sape où capote enlevée et bien à mon aise je me dispose à narrer à mes parents tout ce que je viens de vous contrer. Ma lettre est une jubilation: dans 48 heures je sera auprès d'eux...

Il est 21 heures lorsque tout à coup une sorte de pressentiment m'envahit et je retourne vers la Seille. Puis complètement rassuré, je me dispose à descendre vers mon écritoire, lorsque brusquement vers l'endroit signalé par la sentinelle de gauche une petite fusée rouge s'allume et monte lentement dans le ciel en direction de notre sape.
(Ah? je puis vivre cent ans, je la verrai toujours devant mes yeux cette petite fusée rouge...)

Sans coup férir, une volée de 4 obus de 77 éclatent exactement à notre hauteur (3 mois de réglage) et 3 de mes hommes son blessés.
Je n'ai que le temps de bondir au téléphone dans la sape. Les hommes de liaison du Bataillon à mes appels affolés ripostent: Oui, Oui, ça va: on fait la manille on va s'occuper de toi: c'est une patrouille volante sans doute?
J'allais leur répondre comme il convient, quand plus rien... un obus a du couper la ligne. Je pense alors aux deux mitrailleuses installées récemment à droite et à gauche de notre poste qui tirent à feux croisés: elles vont aboyer sans doute et nous soulager. Mais là encore silence absolu.

Voir la suite de son récit (lorsqu'il est fait prisonnier).


Sources

séparation

Récit dactylographié et manuscrit communiqué par sa petite-fille Bernadette VERDEIL.