Extrait du récit des souvenirs de guerre de Ernest PIN

Pages 11 à 22, récit de sa capture et camp de représailles

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En toute hâte, je prends mon casque, mon revolver, les cartouches: j'oublie ma capote, et me dispose à sortir de la sape, quand sur la dernière marche, je reçois un formidable coup sur la tête qui m'envoie dans les pommes! sans mon casque j'étais assommé.
Il paraît qu'un grand escogriffe de Prussien debout au bord de la sape, tenant son fusil par le canon assène un coup de crosse sur tout ce qui sort de la sape. J'ignore la suite puisque je ne reprends mes sens que dans l'eau glacée de la Seille où le Boche qui me portait sur son dos m'a laissé choir avec lui d'ailleurs, la passerelle provisoire s'étant rompue. J'essaye bien de revenir en France, mais il me tient de sa poigne de fer et m'entraîne sur la rive allemande.

Là, nous nous retrouvons quatre de la section dont deux blessés, Jacot et MOI-MEME.

Le duel d'artillerie qui s'est enfin déclenché, fait rage maintenant des deux côtés, mais bien en vain, puisque tout est terminé. J'ai su plus tard, que dix hommes seulement sont rentrés sains et saufs au petit bois de repos et les Allemands ont eu aussi 6 tués dans la bagarre.

Trempé jusqu'aux os, sans capote, sans casque, j'arrive avec les miens conduits par la patrouille au P.C. du secteur, commandé par un vieux Capitaine territorial qui s'émeut tout de suite à mon claquement de dents.
On m'installe tout nu devant un grand feu de bois qui chauffe la cave antique servant de sape aux Allemands dans le village d'AULNOY.
Mes effets sèchent rapidement et le capitaine ma gratifie d'une couverture de laine toute neuve, récupérée dans le village sans doute. Jacot, par deux ouvertures savamment pratiquées; m'en confectionne une sorte de capote: une partie rabattue sur mes épaules me protège complètement il a eu le temps de prendre dans la sape ma montre, mon portefeuille, mon stylo et surtout le paquet de mes chères lettres du front: qu'il soit remercié?

CHAPITRE III - EN CAPTIVITE

PRISONNIER DE GUERRE - KRIEGSGEFANGEN

Je suis donc prisonnier de Guerre. C'est bien la première fois que je me pose une question à ce sujet. A la caserne, nos instructeurs si exigeants pour la récitation littérale de la fameuse THEORIE ne nous ont jamais posé de question là-dessus, le Règlement étant muet à ce sujet. Mais pourquoi donc? Je ne suppose pas cependant l'Administration militaire assez naïve ou ridicule pour craindre de susciter des idées d'évasion ou de désertion. On ne fait pas mourir un malade en lui administrant le Sacrement des Malades?

Un soldat qui tombe en captivité (c'est la position à laquelle on ne songe jamais!) saurait au moins dans les grandes lignes quels sont ses droits et des devoirs, toute position sociale comporte les deux;
Prisonnier, il reste un être humain qui a droit à certains égards comme traitement, nourriture, travail et relation, un Etre protégé par la Convention internationale de la HAYE et les statuts de la Croix Rouge de GENEVE, qui ne doit pas chercher à nuire à l'Etat capteur, ni à sa patrie, qui peut donc donner des renseignements et en taire d'autres qui doit enfin être visité par des émissaires de Puissances neutres, chargées de le protéger.

Car enfin il faut s'entendre: ou il ne doit pas y avoir de prisonniers et qu'on les exécute tous à la capture - ou il doit y en avoir (et la dernière guerre comportait plus de prisonniers que de combattants), alors qu'on en parle!

Tout cela mes hommes et moi-même l'ignorons complètement au point qu'on se demande sans cesse: Que va-t-on faire de nous?
Le vieux Capitaine (je l'ai senti) a eu un air d'effarement total en lisant mon insigne de régiment: 26° d'infanterie de Nancy qui était dans la Somme: il est ici que va-t-il se passer, songe-t-il sans doute, mais il n'en fait rien paraître. Puis il me fait comprendre (car des bribes d'allemand me restent de mes études) que nous allons partir pour DELME, P.C. de la Division où je serai interrogé par le service des renseignements.
Et nous partons nous deux Jacot et moi, les deux blessés vont à l'infirmerie du front. Tard dans la soirée nous atteignons Delme où notre logement est une petite écurie occupée déjà par deux gorets; il y fait d'ailleurs une douce chaleur agréable par un temps qui s'est refroidi tout à coup: quelques flocons blancs commencent à voltiger.

L'INTERROGATOIRE

Dans la matinée on vient me chercher pour m'interroger.
Un jeune officier allemand qui parle un français très correct (il m'avoue avoir longtemps habité PARIS où il exerçait la profession de Garçon de café dans une boite de nuit) beau milieu d'espionnage, me reçoit fort aimablement, m'offre un verre de schnaps que je refuse poliment et une cigarette que j'accepte avec plaisie.
Vous étiez chef de Poste à la Patte d'oie?
Oui.
Quelle compagnie?
Deuxième
Avez-vous toujours le Père RENARD. Commandant du Ier Bataillon? Vous voyez que je suis bien renseigné.
Toujours.
Quelles est votre profession?
Cultivateur, je lance à tout hasard.
Vous revenez de la Somme, mais depuis quand êtes-vous arrivés?
Je suis mal placé pour vous répondre. Mon régiment a fait mouvement pendant que j'étais en permission et le premier soir de mon service vous venez m'enlever."
Il pousse alors une vive exclamation, ponctuée d'un vigoureux coup de poing sur la table:
C'est Kolossal? Ces Français, quand on les interroge arrivent toujours de permission ou du diable; ils n'ont rien vu; ils ne savent rien. Enfin ils sont tous cultivateurs; la France ne dois pas manquer de bras à la Campagne. Enfin, c'est possible après tout?
Avez-vous toujours le capitaine Roland à la 2° (Orl a été tué le 31 août en descendant de Maurepas par un obus isolé pendant qu'il causait au milieu de nous). J'en conclus que ses renseignements sur notre régiment s'arrête à cette date.
Comme j'hésite à répondre, il passe outre.

Sur une longue table disposée le long du mur une immense carte est étalée: c'est la photographie par avion de notre secteur, très agrandie: on peu compter les piquets de fil de fer barbelé. Après m'avoir donné l'orientation, il pose son doigt à côté de la sape sur deux points ronds situés de part et d'autre: Je voudrais bien savoir, dit-il, ce que cela représente: ils n'existent pas sur l'ancienne photo?
En moi, j'identifie très bien les deux coupoles de mitrailleuses qui n'ont pas tiré. J'allègue à nouveau ma piètre connaissance du secteur.

Alors d'un air dégagé, tout à coup il ajoute: Je sais que vous n'êtes pas dans le secret des dieux, ni de vos États-majors; toutefois la venue soudaine du fameux XX° Corps dans ce calme secteur de Lorraine vous a-t-elle donné à vos camarades et à vous l'impression qu'il se prépare quelque chose par ici?
Là je suis sincère en répondant: Je l'ignore absolument.
Il continue: En Allemagne, vous allez être mal nourris, comme nous d'ailleurs; prenez-vous en donc à vos chez Alliés les Anglais et les Américains: leurs sous-marins coulent sans pitié tous les bateaux de ravitaillement à destination de l'Allemagne. (Et l'inverse donc!)
"Une dernière remarque: si votre dignité de sokldat Français vous interdit de répondre à certaines de mes questions, je vous donne ma parole d'honneur d'Officier Allemand (et elle vaut celle d'une Officier Français) que je n'insisterai pas. Dans ce cas, je vous remercie et vous demande de vouloir bien cesser les questions.
"Il se lève alors, m'offre une deuxième cigarette met tout le paquet dans ma poche et me congédie, un sourire dans les yeux: surtout ne faites pas trop état de votre profession de cultivateur en captivité."

SAINT-AVOLD

L'officier a tenu parole: je n'ai plus jamais été interrogé: il est correct. Ce qui l'est moins c'est la piètre nourriture qu'on nous distribue depuis le début.
J'entends encore, à l'air ahuri que j'ai pris devant sa maigre tartine, le vieux Capitaine d'Aulnoy me dire Mangez vite, j'ai mis de la marmelade dessus: vous n'en aurez pas toujours autant.
Le matin 250 gr de pain noir avec ½ litre d'eau chaude noire, baptisée café: le soir un litre de soupe: de l'eau chaude où flottent quelques tranches de rutabagas; et c'est tout: nous commençons à envier les deux gorets. Et je pense mélancoliquement qu'avec ce qui se gaspille chez nous dans la zone des Armées, on pourrait nourrir tous les 500 000 prisonniers français. Et tout de suite à mes yeux une perspective se fait jour: si l'Allemagne en est là, elle ne pourra pas tenir toujours et je me dis comme à VERDUN: "On les aura".

En attendant, au bout de deux jours, nous quittons Delme en chemin de fer pour St-Avold où nous trouvons une trentaine de camarades pris comme nous par petits paquets sur le front de Lorraine: on nous loge dans les anciens locaux disciplinaires et je ne sais pourquoi, est-ce les quelques mots d'allemand que je baragouine, je suis pris comme chef de ce petit convoi qui va partir pour STRASBOURG une sentinelle me l'a timidement murmuré.
Elle m'a fait comprendre que cet important chef-lieu de canton possède un château qui sert à Guillaume II de résidence passagère: il vient s'y délasser et étaler son luxe de mauvais aloi: il y est en ce moment.
Un monastère très ancien y fut bâti par un moine Saint-Fridolin. Y a-til un rapport avec le surnom de Fridolins qu'on donne aux Boches dans certains secteurs??
Le matin de notre départ, j'ai pu ainsi jouir du spectacle que peu de prisonniers ont vu: le KAISER pérorant au milieu d'un groupe d'officiers avec leur casque à pointe, sur la place de la Victoire (Laquelle?).
Intrigué par notre présence, il est venu apostropher l'un de nous en si mauvais français que personne n'a compris. Mais j'ai bien reconnu à son bras gauche mécanique ce monstrueux échantillon d'humanité qui a tant fait couler de larmes et de sang.
Je constate son visage tourmenté, son aspect Vieillot, son allure tassée: sa moustache est toujours relevée, mais sans ses fameux crocs. Sic transit!...

Si maintenant si vous me demandiez quel est notre état d'esprit, quel est notre moral, il est bien bas. Nous sommes de pauvres machines humaines, sans réflexes, sans pensées, aux têtes vides qui n'ont pas encore réalisé ce qui leur arrive et subissent passivement leur sort. Moi en particulier je sonhe à mes chers parents au milieu desquels je devrais être dans joie du revoir, tandis que je suis en train d'errer sur les routes de l'exil. Vous direz après cela qu'il n'y pas une destinée?...
Une chose certaine s'impose pourtant à tous: une faim physique qui commence à faire gargouiller les estomacs et tordre les entrailles non accoutumées: mais peut-on s'habituer à la faim?

Mais voici la gare de Strasbourg.
Avant 1870, elle était légère aérienne, gracieuse, en un mot, elle était française. Les Allemands en ont fait un édifice lourd, massif, compact, KOLOSSAL: il vous écrase.
Comme nous devons traverser la ville pour les Casemates les gamins ont vite repéré ce convoi de Soldat Français et nous font cortège sympathique. C'est sur le Grande place que j'ai vu en face de moi au Ier étage par une fenêtre ouverte un beau vieillard qui à notre vue s'est retiré légèrement en arrière, et dans un garde à vous rigide à fait le salut militaire français, les yeux embués de larmes il saluait en nous la France et tous les espoirs de Demain.

Ces casemates avaient été construites par le Français avant 1870 pour servir de dépôt aux engins de l'artillerie et aux tenue militaires de toutes armes. Les Allemands n'y ont pas touché: elles vont nous servir de logement provisoire après nous avoir lavés, baignés, épouillés - ce n'était pas du luxe - on nous complète nos effets; et là je reçois une superbe capote toute neuve en pure laine de ce bleu-noir d'autrefois: je conserve toujours la couverture du Capitaine: elle va bientôt me servir.
Béni sois-tu Aieul Vénérable de 1870 qui a confectionné avec amour cette capote pour des épaules françaises: ton vou est exaucé.

Nous sommes une centaine dans les Casemates, débris des coups de main de LORRAINE. Au bout de quelques jours, le 31 Janvier 1917 exactement, je suis désigné avec 35 hommes pour un départ: destination inconnue (c'est la formule). Notre maigre avoir est vite rassemblé: à la gare de Strasbourg un wagon (40 hommes - 8 chevaux en long) nous attend: nous voilà en route.
La sentinelle que j'essaie d'interroger, me répond: "AH; la Guerre GROSS malhur" à plusieurs reprises.

Mais voilà qu'un phénomène singulier attire mon attention. Il est 15 heures et je constate que notre train roule dans l'axe de la lumière d'un pale soleil d'hiver qui tombe vers l'Ouest. Qu'est-ce à dire: nous roulons dans la direction de la France?...
La sentinelle me répète: "ah gross malur".
Nous traversons d'abord une région calme peuplée de villages paisibles où monte la fumée du soir: puis à 18 heures le paysage change brusquement: on sent le passage de la guerre, les maisons sont éventrées et des moignons de murs noircis s'élèvent vers le ciel et lorsqu'à 20 heures le train stoppe, on peut lire sur les murs de la gare, d'un côté: Deutsch-Avricourt et de l'autre Avricourt simplement c'est la gare frontière du Paris-Strasbourg où avait lieu la visite douanière.
Le village est plein de Feldgrau aux accents gutturaux, avec l'équipement des tranchées; par instants, on entend le canon: il paraît que nous sommes à 10 Kilom des lignes.

Sans rien comprendre (car je le répète, que savons-nous des prisonnier) on nous parque dans une ancienne salle de classe à moitié démolie, jusqu'à minuit où rassemblés près de la voie ferrée, nous sommes pris en charge par un encadrement renforcé: 10 sentinelles pour 35 hommes. Mais où allons-nous donc? Que veut-on faire de nous?

VERS LE FRONT

Le chef du convoi me déclare alors; AU FRONT. et pour donner créance à ses mots, brusquement une volée de 4 obus arrive sur nous: je reconnais l'éclatement sec de notre 75, qui ne devrait pas nous être destiné: tout le monde s'est couché: nous avons un tué et deux blessés dont l'un grièvement qu'on laisse sur place, tandis que nous continuons notre marche en avant le long de la voie ferrée.

Des colloques s'établissent à voix basse: on nous mène combattre dans les lignes allemandes? On nous mettra en avant des Boches pour une attaque de leur part? On fait périr les prisonniers à l'avenir? Que sais-je encore?
Vers 3 heures du matin, nous sommes à la gare de LEINTREY. C'est là? Ce nom ne me dit rien, mais il y a en face les villages Français de Blamont et Cirey qui ont eu l'honneur des communiqués par de violents combats éteints aujourd'hui. Les lignes sont à 200 mètres, mais le secteur est calme. On nous conduit au Moulin, bâtiment en dehors, dans un angle mort pour l'artillerie, sauf trajectoire très tendue: nous ne craindrons pratiquement rien, sauf les lignes.

A 15 heures, rassemblés dans la cour, un officier allemand vient nous haranguer:
Un interprète?
Tous les camarades me désignent: je n'en suis pas plus fier. Il commence par me poser quelques questions faciles auxquelles je réponds de mon mieux? Et le voilà parti à font dans une longue diatribe où de loin en loin je saisis quelques bribes qui me donnent le ton, mais c'est tout.
Puis, tourné vers moi, il m'indique de traduire à mes camarades.
Fatigué, énervé, incertain, moulu, ignorant, que pouvais-je dire autre:
"Vous savez, les copains, je n'ai pas pigé grand chose aux élucubrations de ce long pendu qui a mâché de la paille un moment. Mais j'ai retenu son mot fréquent de Verget qui veut dire Représailles, ce qui ne présage rien de bon pour nous. Mais pourquoi?"
Alors dans le grand silence tombent froidement ces mots "C'est ainsi que vous traduisez à vos camarades ce que je vous ai dit"?

La Foudre éclatant dans un ciel serein ne m'aurait pas ébranlé d'avantage. Je peux supposer que ma dernière heure est venue: aussi je joue franc jeu: Eh bien, puisque vous parlez si bien le français, pourquoi chercher un interprète?
Ceci n'est pas votre affaire: vous viendrez me voir tout à l'heure.
Et le voilà qui se lance à nouveau en français dans de longues explications que je vous résume ainsi:
Depuis quelques temps, les Français font venir en ligne des prisonniers allemands qu'ils astreignent aux plus durs et périlleux travaux; et au mépris de toutes les conventions militaires, et touts les représentations faites par nous auprès de la Croix Rouge n'ont donné aucun résultat. Aussi notre Haut Commandement a décidé d'en user de même avec les prisonniers français, par mesure de représailles, tant que ces mauvais traitements n'auront pas cessé dans les lignes françaises?
A peine a-t-il achevé que 20 mains se lèvent pour protester: Nous venons de divers secteurs du front et nous pouvons affirmer que jamais nous n'avons vu des prisonniers allemands dans les lignes.
Je vous crois, dit l'officier, et vous êtes sincères mais vous ne pouvez pas avoir vu tous les secteurs d'un front si distendu. Si je vous affirme qu'il y a des prisonniers dans les lignes, c'est qu'il y en a. Je vous en donne ma parole d'honneur d'officier allemand (et elle vaut celle d'un officier français) j'ai déjà entendu cette phrase. En bref, vous êtes ici des victoires expiatoires, un rôle bien douloureux. Je vous engage à écrire à vos chefs, à vos élus, au Président de la République quel est votre triste sort, de tout faire pour qu'il cesse au plus tôt.
Et combien doit durer notre holocauste?
Aussi longtemps que la France ne s'exécutera pas.

Quel encouragement: et si la France tient le même langage? Car qui nous garantit que la France a commencé? La voilà bien la querelle d'allemand?
Bien plus tard, après guerre, j'ai essayé de tirer cette affaire au clair: j'avoue humblement que je n'ai pu savoir le fin mot de l'énigme. Et qui peut le savoir?

CHAPITRE IV - LES REPRESAILLES

L'Officier avant de se retirer me fait signe de la suivre. Les hommes ont peur; que va-t-il m'arriver? Vais-je payer pour tous? Or, nouveau miracle: à peine seuls, son attitude change brusquement; "ne croyez surtout pas que nous soyons des brutes; J'ai appris à connaître la France: c'est à GRENOBLE que j'ai eu ma licence de sciences à la faculté et j'en garde un bon souvenir. Ah, Grenoble, la patrie de STENDHAL, ce génie universel. "(Ce n'est pas mon opinion, mais ce n'est pas le moment de discuter).
Je regarde mieux mon interlocuteur: c'est une splendide officier de 35 ans, fin, racé même: il n'a aucune balafre en travers de la figure, ne porte pas monocle: avec son stick sous le bras, il ferait un bel officier dans notre armée.
Il se déboutonne un peu, moi aussi. Je lui donne ma véritable identité et lui raconte ma future promotion bien compromise.
"Il faut vous remettre rapidement à l'allemand; j'ai droit à un interprète, exempt de travail, toujours de service au Poste, agent de liaison entre vos camarades et nous. Je vous choisis. Dites leur bien que je suis leur seul chef dans le secteur. Je tacherai de ne pas alourdir leur tache écrasante: pour commencer, je veux qu'ils aient la même nourriture que nos soldats, puisqu'ils sont comme eux dans les tranchées, sauf 350 gr de pain au lieu de 450 gr réservés aux seuls combattants allemands.

Pendant ce temps, mes poilus, Jacot en tête, qui est un chasse-cafard, ont commencé l'aménagement du local. Le grande pièce du moulin devient la chambre commune de notre caserne et dans la conque centrale en pierre on allume un immense brasier qui ne s'éteindra plus ni jour ni nuit, alimenté par les corvées du dehors: car il faut dire que si l'hiver a déclenché bien tard, il prend sa revanche: la nuit de notre arrivée, le thermomètre marque -15°.

Nous avons tous écrit chez nous comme l'a recommandé l'Officier. Personnellement j'ai adressé à POINCARE une longue supplique où je mettais franchement en doute l'existence de tels procédés indignes de la France et je terminais en affirmant que d'une France sans honneur nous ne voudrions plus faire partie. Nos réponses nous devaient parvenir du camp de WAHN¹ (Rhénanie) dont nous donnions l'adresse. Or comme aucun de nous n'a jamais reçu de réponse à nos lettres et le mor Wahn en allemand signifie Illusion, je me demande s'il n'existe pas un rapport entre ces deux faits: car là encore, j'ai essayé plus tard de percer un mystère qui reste toujours entier.
Notre travail, toujours de nuits, consiste à partir vers les 18 heures du camp en portant sur nos épaules à 2 ou 3 de lourds madriers en bois ou en fer destinés à confectionner des abris ou édifier des abris ou édifier des sapes, des tranchées. A ce sujet, j'ai remarqué (car j'accompagnais parfois les corvées en ligne) que les Allemands ne creusaient pas un boyau, une sape, un abri, une tranchée, sans courvir aussitôt de cadres de bois avec un mètre de terre par dessus: d'où protection contre les petits ? et surtout contre la pluie: les caillebotis de chez nous étaient fort rares et ils étaient toujours au sec.
Quelles bonnes leçons les nôtres auraient pu prendre mais il y faut du travail; de l'effort, de l'initiative et l'inaction des tranchées françaises est un axiome.
De retour, on descendait les blessés, les tués, les objets inutiles au front.
C'était aussi le moment où nous pouvions faire des incursions fructueuses dans le village qui avait été abandonné par les habitants sous la poussée allemande du début, en triple vitesse et où l'on pouvait encore récupérer toutes sortes de bonnes trouvailles (les hommes fermaient les yeux). A quatre heures du matin, la deuxième équipe rentrait au camp: car les hommes étaient formés en deux équipes: l'officier du Génie qui allégeait notre tache, l'avait ainsi décidé: il ne dépendait pas du chef du secteur et s'en vantait: je crois que le fossé entre les deux armes était plus profond que chez nous.

Notre nourriture: à 5 heures, un quart de café (?) ? et une tartine de margarine: le soir une soupe épaissies de blé, épeautre ou avoine avec morceau de petit-salé qui était toujours excellent. C'était la noce!

LA MERE TROCHU

Je ne puis m'empêcher de parler de la Mère Trochu, c'est une vieille femme qui n'a jamais voulu quitter son village, à l'arrivée des Allemands en 1914: son mari d'ailleurs avait été tué ce jour là et leur fils unique servait dans l'armée Française: on la chassait le jour, elle revenait la nuit dans sa misérable bicoque où elle voulait mourir.
De guerre lasse, les allemands toléraient cette personne bien inoffensive et d'esprit simplet qui ne tarissait pas de fredonner un air de sa jeunesse (après 1870)
Tam poum, frappons sur la bedaine
Du Général Dazaine
Tam poum, frappons sur le C...
Du Général TROCHU.

On l'appelait depuis: la mère Trochu.
Comme elle parlait l'Alsacien, mon cher Jacot l'avait bien vite repérée et à l'occasion ils faisaient de longues parlottes: surtout qu'elle était précieuse par des deux chèvres, toujours en pâture qui lui donnaient deux litres de lait par jour et elle n'en consommait qu'un.
Auparavant l'autre allait aux Allemands; maintenant c'est Jacot qui récolte le précieux breuvage, uniquement réservé aux malades de chez nous (il y a eu -21°) ces jours-ci et c'est moi-même qui fais la distribution.

Mes relations avec le Capitaine du Génie sont devenues sans protocole: la dernière fois, il m'a parlé de PASCAL qu'il porte au Pinacle; mais la lecture récente qu'il a faite des Provinciales a nui dans son esprit au profond humaniste des PENSEES.
Un autre jour, en fidèle romantique rhénan, il me récite en entier le LAC, qu'il place au dessus de toute poésie; mais je lui apprends que Niedermeyer a écrit sur les paroles une émouvante mélodie: il l'achètera.

Nos équipées nocturnes dans les lignes deviennent meurtrières: nous avons eu 3 tués et 7 blessés qu'on a évacués avec 3 grands malades que le lait de chèvre de mère Trochu n'a pu guérir. Mais elle ne donne du souci, car je sens qu'elle mijote un projet avec mon cher Jacot qui se tient trop sage? Les lignes sont trop loin: il n'a aucune chance d'évasion. Que lui dit Mère Trochu?

Vers le 8 février où le froid est à son apogée -28° on parle relève: l'officier n'y croit pas: il a raison; notre martyre continue; mais c'est lui qui le 15 Mars quitte le secteur: on a dit qu'il nous ménageait trop. Non, il était simplement humain! Moi je perds un grand soutien moral et physique. Il nous a dit quelques mots d'adieu. Les hommes ont les yeux humides. Le reste de notre séjour se passe mal: corvées plus longues et plus dangereuses; deux obus de 75 ont décimé le moulin et nous avons eu deux blessé évacués.

Voir la suite de son récit (lorsqu'il est à Geinslingen).


Notes

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¹Le camp de Wahn à bel et bien existé et effectivement Ernest PIN est enregistré dans ce camp (voir CICR n°P54537). Leintrey était probablement considéré comme un ArbeitKommando de ce camp.

Sources

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Récit dactylographié et manuscrit communiqué par sa petite-fille Bernadette VERDEIL.