Extrait du récit des souvenirs de guerre de Ernest PIN

Pages 22 à 23, récit de sa capture et camp de représailles

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GEINSLINGEN

Enfin le 31 mars on annonce la relève et les bobards recommencent:
On va en Allemagne dans camp pépère;
On quitte les tranchées, mais on reste dans la zone des armées pour expier.
On nous destine à des travaux à l'arrière, etc.
Nous embrassons tous la mère TROCHU, qui n'a jamais rien compris à notre présence (nous non plus d'ailleurs).
Pendant trois jours, nos 28 rescapés font des petites étapes de marche, nous ne pourrions faire mieux et nous arrivons dans un modeste bourg en pleine campagne le long de la voie ferrée Metz-Strasbourg: Geinslingen, en Lorraine.

"Nou ne pouvons tomber plus mal qu'avant", pensons-nous. Or c'est une erreur: il y a pire: c'est qu'en plus des misères du front (obus à part) on va nous priver de nourriture, jusqu'à l'extrême limite
des forces humaines, au fond les Allemands veulent nous affaiblir petit à petit pour leur diaboliques dessein: détruire notre face.

Un petit détachement d'une quarantaine d'hommes occupe déjà le petit bâtiment qui nous est destiné: ils viennent aussi d'un camp de représailles et son en plus mauvais état. Voici le menu journalier qu'on nous destinait: un demi-litre d'eau chaude le matin à 6 heures avec la ration de pain tombée à 250 grammes et la soupe à 17 heures: un litre d'eau chaude où nagent quelques légumes avariés.
Et dès 8 heures départ au travail: terrassement pour la construction d'une voie ferrée secondaire.
A ce régime tout le monde dépérit en mon Jacot fait pitié à voir; ici les Boches sont plus forts que lui. Les plus touchés ne se lèvent plus le matin et demandent la visite médicale: or l'examinateur est le chef de chantier. Son diagnostic est simple; il applique sa main sur le front du patient, s'il n'est pas brûlant, bon pour le travail.

Notre revanche est de dire au chantier: "après tout, nous travaillons volontiers, car c'est pour nous: après la guerre, cette ligne sera française": les vieilles sentinelles ne nous ont jamais contredits.

Aujourd'hui, c'est le premier jour de vrai printemps: dans les prés quelques maigres pissenlits pointent leurs premières feuilles vertes: Jacot en a cueilli quelques unes et nous partageons cette maigre pitance goulûment. Quelques pas plus loin, tout à coup d'un fourré au bord du chemin, une poule sort en chantant; la fermière voisine se dispose à aller chercher l'ouf tout chaud; un homme l'a devancée et l'ouf passe en un clin d'oil de sa main dans sa bouche coquille comprise.
Je suis à l'arrière avec la sentinelle qui ayant vu toute la scène et esclave de la consigne abaisse son Mauser et met en joue le délinquant: je n'ai que le temps d'un geste de la main de faire dévier l'arme; le coup part en l'air sauvant ainsi JACOT (car c'était lui) d'une mort certaine.

Je ne veux pas à ce sujet relater toutes les scènes de tragique désespoir auxquelles j'ai assisté: i l vous suffit de savoir qu'à notre départ de Geinslingen, neuf tombes nouvelles se sont ouvertes au petit cimetière où reposent des victimes de l'inanition... de la FAIM? Sachez que dans le mois passé à ce camp, le poids de chaque prisonnier accuse des baisses incroyables: j'en au vu de 75 tomber à 45: moi-même je passe de 54 à 41 KG.
Souvent il se trouve un prêtre parmi nous: en ce moment il n'y en a pas pour nous apporter le suprême espoir: aussi le Jours du Vendredi Saint; 17 avril 1917: j'ai composé la prière suivante que je récite à genoux dans une ferveur générale:
"SEIGNEUR, qui avez atrocement souffert sur la Croix, parce que vos souffrances étaient lourdes du poids des péchés de tous les hommes, vous qui êtes le principe et la fin de toute GRACE, veuillez nous en accorder une parcelle pour nous permettre de continuer à supporter notre supplice qui ne peut manquer d'avoir un jour sa récompense."

Finalement, nous sommes les grands ABANDONNES et ce mois d'avril restera pour moi le plus sombre souvenir de toute mon existence.
Mais je suis obligé de reconnaître que les Allemands sont des modèles de discipline et de méthode. Toutes les fois qu'ils ont établi une voie ferrée, même de faible importance, elle a été faite à double voie, de façon qu'à toute heure de tous les jours, ils puissent lancer un train dans un sens en même temps qu'un train dans le sens opposé. La conséquence, c'est d'avoir pu tenir souvent sur les deux fronts (Est et Ouest) par un incessant jeu de bascule de leurs effectifs.

Voir la suite de son récit (lorsqu'il arrive au camp de Quedlinburg).


Sources

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Récit dactylographié et manuscrit communiqué par sa petite-fille Bernadette VERDEIL.